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Tiré de Dodécadran
Perspectives XII - numéro 808
Noir = Jocelyn
Bleu = Gilles

Dans le cadre des Aventures de Breftisan le Profane et de sa dulcinée la très-oblongue Infusine:

La fête du potiron
par Jocelyn Gagnon et Gilles Beauregard
16 et 17 juillet 1991

Il s'avance sournoisement vers cette porte qu'il n'aurait jamais cru voir ouverte, surtout pas en cette salle condamnée depuis si longtemps, pour des raisons aussi graves, et plus particulièrement en cette journée stratégique. Le temps est à la désinvolture, et c’est sans vraiment se rendre compte de son impénitence qu’il s’enfonce effrontément dans la pénombre douteuse de la prochaine salle : déjà, quelque chose d’inhabituel ose l’y attendre. Sans crier gare, il allume d’un coup de pouce furtif sa lampe « Jonathan Z-139.- » qui lance son jet réversible à retour anodique sur cosinus corrigé vers le fond de cette salle énigmatique d’où s’élèvent des effluves si pestilentiels qu’ils feraient fuir d’épouvante le pus zélé des éboueurs de Shanghai. Craignant le pire, il vocifère son prénom (Breftisan) à l’écho incertain de la salle, croyant ainsi exorciser une généreuse partie des effluves si pestilentiels qu’ils lui adressent presque la parole en chinois, et ceci à travers le chapeau qu’ils croient assez résistant pour soutenir une baisse de température substantielle. Breftisan sait très bien que ce jour n’est pas comme les autres et que tout peut arriver dans ce labyrinthe tortueux, c’est pourquoi li a choisi de se draper dans sa soutane à perles d’argent.

Mais l’écho de sa voix frappe à la tête un tout jeune vagabond qui garde, semble-t-il, un légume défendu par les conventions de ce monde, et alors une étrange conversation s’engage entre le gardien et l’intrus (mais non le moindre) :

- Es-tu Arcalierre, le frugivore misanthrope dont le grand prophète Gür m’annonça la venue subreptice il y a quatorze siècles? lui demanda le gardien d’un air niais.

- Ma réponse risque fort de vous décevoir car je vous annoncerai par la riposte qui va suivre que mon identité est tangiblement dissemblable à celle que vous avez tout juste proposé que je portasse dans cette question pour le moins curieuse et à laquelle je répondrai plutôt qu’on m’a prénommé Breftisan un après-midi enneigé de février, en Suisse.

- Mais alors que viens-tu faire ici, étranger à longue robe et au regard astucieux, que vient-tu flairer avec ton nez fureteur en ce lieu sacré; ne sais-tu pas que ta seule présence ici en ce jour de fête est un outrage au bon sens, un affront, un blasphème envers Bettrafran, le très-grand et très-amer ?!

- Cette notion aurait-elle fait partie intégrante de l’éventail relativement vaste de mes connaissances que je n’aurais même pas risqué d’être le sujet du verbe principal de la première phrase de ce récit ma foi fort controversé, si vous jugez bon de me permettre cette dangereuse figure, cher protagoniste.

- Tu as une langue bien pendue, ô Breftisan, visiteur impromptu et inattendu, mais sache que Bettrafran, le très-acre, se moque bien des vaines paroles, et qu’il fait pendre au-dessus de ta tête insouciante un fruit qui, s’il se détache du fil électromagnétique et gyrobanzéïque qui le retient, t’amènera à entrevoir une loi bien plus essentielle que celle de la gravitation universelle!

Breftisan en frémit de tous les élastiques de sa soutane à perles d’argent, et commence alors à reconsidérer l’option qui s’offre à lui de s’éclipser tel un snob dans une foule d’abrutis. Le gardien poursuit son allocution :

- Je vois à ton regard incertain et au rictus spasmodique qui agite ton masticateur inférieur droit que tu commences à reconsidérer l’option qui s’offre à toi de t’éclipser tel un smog dans une boule d’abattis, et je te conseille d’agir vite car j’entends approcher Arcalierre-le-Sombre que j’apprivoiserai à ton désavantage, ô toi l’impudent!

Croyant alors bien faire, notre copain dirige ses pénates dans le demi-tour de sa direction, et se heurte – au sortir de la pièce toujours habitée par l’antipathique Bettrafran – à l’obscurité spirituelle du troisième et, l’espère-t-il, moins important personnage que représente Arcalierre-le-pas-très-bulgare. Ce dernier, ivre mort (ou presque) d’avoir trop bu du mélange carotte, betterave, épinard, concombre, persil, vivement recommandé pour les désordres de la peau, bien que Arcalierre-le-non-moins-va-nu-pieds jouisse d’un épiderme quasi chatouilleux, s’avance en titubant d’une tête à l’autre, repu d’allégresse et fredonnant de babils dissonants :

Ils étaient assis, là, dos à dos, à se mirer sur le sol, fabulant sur leur vie.
Dix sonnants de la Tour de Babel que le gouvernement avait séquestrés aux risques et périls de leur DROIT DE VOTE!!

Breftisan, s’arme de toute la condescendance qu’il a déjà pu avoir dans une situation semblable, et respire un grand coup de cet air légèrement vicié. Puis, pour se donner du courage, il sort de son sac la photographie de sa douce et oblongue Infusine. Arcalierre-le-plus-décidé-encore-que-le-jeune-homme-au-porte-billets recule d’un geste soudain du mollet droit, croyant avoir affaire à une toute nouvelle séance contemporaine d’exorcisme, à quoi Breftisan réagit joyeusement en lui sautant dessus, arrachant au passage une brique du mur qu’il lui fourre brutalement dans la bouche, qu’il a béante d’ailleurs. Arcalierre-le-temporairement-moins-redoutable-mais-néanmoins-très-répugnant tousse la brique qui s’élance vers la voûte poussiéreuse de la salle nauséabonde d’où se détachent sous l’impact une douzaine de briques beaucoup plus grosses et beaucoup trop lourdes pour les épaules du très-détestable qui s’effondre de tout son large sur le parquet fraîchement ciré.

Mais avant de pouvoir profiter de la situation à presque toute allure en transportant son corps et sa frayeur en un environnement plus salubre, Breftisan se fait interrompre à tout rompre par Bettrafran qui n’a que faire la photographie d’Infusine qu’il dévore sans cérémonie protocolaire avant d’interpeller notre héros qui commence même à douter de la validité de ce titre.

- Miam miam… mais si je ne me goure, il s’agit bien de papier Kodak, un ancien modèle, avec glaçage en plus; tu me gâtes, ô visiteur inespéré et importun, et tu me fais presque regretter d’avance les mesures qui s’imposent et que je vais prendre tout de go afin de résoudre une fois pour toutes le problème que tu incarnes sans gêne devant mes yeux offensés.

- Arrière! Bettrafran de mes deux! Ne vois-tu donc pas de tes yeux que tu cours à ta perte en menaçant de la sorte le personnage de haute importance que je représente dans la poitrine dynastique des Perspectives? Si tu le veux, je t’offre sans condition ce pot de vin de… (il s’arrête pour lire une inscription sur le dit pot)… de treize litres fraîchement tirés de mes vignes personnelles; tu n’auras qu’à me laisser la vie sauve, et tous les graphospectateurs t’en seront peut-être reconnaissants, si ça se trouve…

À 364,27 années-lumière de là, dans un petit bureau de courtiers en valeurs trimobilières, la très-capiteuse Infusine se lime l’ongle de l’auriculaire gauche en regardant d’un air désolé la maille qu’elle s’est tirée à son bas de soie pourpre en effleurant son délicieux genou à une vis mal serrée sous sa dactylo gyrobanzéïque, quand tout à coup, elle constate qu’il est 16:03.

- Ma foi, dit-elle, et si je me m’abuse de pouvoir, c’est l’heure de communiquer avec mon magnifique Breftisan rien qu’à moi à l’aide de ce chef-d’œuvre de la modernité qu’est le transmetteur d’hologramme avec son intégré.

Et elle compose sur l’appareil le numéro d’âme de son amoureux. Mais à l’instant où la communication est sur le point de s’établir, Gérald de la Saugière Châtelperron, son patron, entre en coup de vent dans le bureau, avec sur son dos un gros sac en jute de chanvre secoué de l’intérieur par un être incontestablement vivant, mais apparemment indisposé (car on entend de légères plaintes étouffées) et il s’écrit à Infusine en crachant le sang :

- Qui vous a permis…?

Et au beau milieu de sa question, qui s’annonçait remplie de reproches moralistes, Infusine et Gérald de la Saugière Châtelperron voient leur image téléportée à l’endroit exact où Breftisan est maintenant aux prises avec un Bettrafran furieux et un Arcalierre-très-très-mal-en-point-mais-qui-tente-tout-de-même-de-laisser-sa-trace-sur-Breftisan-probablement-au-péril-de-SON-droit-de-vote. La vision le terrasse sur-le-champ – il en mourra d’ailleurs dans trois lignes – et notre héros profite de son seul ennemi qui en reste sans mots pendant quelque temps. Arcalierre meurt.

- Par quel stratagème divin et abominable as-tu fait venir ici le grand ennemi du Légume sublime, Gérald de la Saugière Châtelperron, ô Breftisan excrémentiel, et pourquoi porte-t-il sur son dos la marmotte Savoyarde, terreur du potager de Gür, que je reconnais entre mille même au travers de ce sac grossier dans lequel elle a dû être capturée au prix de plusieurs vies? Demande alors Bettrafran qui recule maintenant devant nos amis aventuriers non sans risquer toutefois et en dépit de sa position plus qu’alarmante dans le déroulement de l’épisode une œillade coquine à la très-oblongue-et-sensuelle Infusine qui observe la scène distraitement en rattachant une jarretière qui s’est rompue lors du téléportage.

- Peu t’importe réellement car c’est grâce à ce stratagème (dont je ne connais pas plus l’origine que mon interlocuteur) que je réussirai dans un délai respectable à me débarrasser à tout jamais et pour toujours de ta personne vile et, disons-le, innommable, en faisant se matérialiser la marmotte dont tu fais état dans tes craintes à l’aide de cette poudre aux propriétés magiques qui me permettra de prêter – que dis-je, prêter, soyons généreux : donner – vie à cette créature holographique qui t’assaillira aussitôt fait.

Et après s’être essuyé la lèvre inférieure et le menton d’un revers de manche de soutane, car sa dernière réplique l’a un peu fait baver, il sort de son sac un sachet, sachez cela, duquel il soutire une pincée de poudre grise qu’il envoie voler en un minuscule nuage scintillant sur le sac de chanvre qui s’anima tout à coup d’un karma redoutable et s’en va sauter à la gorge du très-navré Bettrafran atterré vif sous les à-coups d’une syncope carabinée, compliquée d’une tumeur au rein gauche et d’une hémorragie bénigne à la rate.

Breftisan inspire un peu, le temps de prendre une bonne inspiration, et se sent soulagé de l’être, quand il aperçoit la marmotte Savoyarde qui s’apprête à lui faire subir un sort peut-être aussi tragique que celui de feu son ennemi. Mais au même moment, une autre porte s’ouvre au fond de la salle immonde et, enchevêtré dans un amas chaotique de racines et de feuilles, portant un gâteau d’anniversaire aux quatre cents chandelles, un gigantesque légume tuberculeux s’avance en hurlant de toutes ses vitamines :

- C’est moi, Macédoine XI, le plus-que-nutritif! le très-abondant! le végétal interdit! celui qui apporte la juteuse connaissance du potager de Gür! et c’est mon mille quatre centième anniversaire! qu’attendez-vous donc, maudits parasites, pour m’acclamer et célébrer ma très-grande puissance diurétique (entre autre d’ailleurs), qu’attendez-vous donc, tas de cressons, pour me louer à genoux sur vos tiges vulgaires et sans sève, pour chanter ma gloire et me faire offrande de vos lamentables minéraux et oligo-éléments, ô mauvaises graines stériles, ô gousses dégarnies, ô bulbes pestiférés!!!…

Croyant saisir dans l’occasion une occasion de se débarrasser à la fois de la marmotte et du Végétalissime, notre héros feint de génufléchir, et devant cette obséquiosité hypocrite qu’il ne remarque pas, Macédoine XI ne remarque pas non plus que Breftisan a réussi à faire un remarquable botté d’envoi avec la marmotte qu’il reçoit d’ailleurs (où d’autre?) en plein dans ce qui lui sert de bouche; il en est quitte pour une cure de viande fraîche dans les îles Galápagos en février.

- Vieux rutabaga pourri, s’écrie au même moment la gentille et très-oblongue Infusine du cœur de notre héros maintenant incontestable.

- Sachez, jeune sotte, répond le mille quatre centenaire après avoir convulsivement recraché, péniblement rajouterais-je, le charnel animal, que la rhubarbe de vos insultes n’atteint pas le topinambour de mon indifférence, et je pèse mes mots au kilogramme.

C’est à ce moment que Gérald de la Saugière Châtelperron, patron de la toute belle et très-oblongue Infusine, ramasse près de lui le pot de vin de treize litres qui traîne là et que le très-éteint Bettrafran n’a pas voulu goûter tantôt; bien décidé à le lancer au visage du très-légume, afin de lui démontrer son enthousiasme et se très-grande joie d’avoir été invité à la fête du potiron, il prend son aise et son élan, mais il est interrompu dans son initiative par un cri de torpeur émanant justement du très-aliment qui s’effondre définitivement, affligé d’une maladie peu connue qui attaque généralement les végétaux délicats approchant la quinze centaine. Un lourd silence s’écrase sur les cadavres.

Breftisan regarde la paradisiaque et oblongue Infusine qui regarde Gérald de la Saugière Châtelperron qui regarde l’heure.

- Mais c’est l’heure joyeuse! s’exclame-t-il en voyant qu’il est 17:00. Et ma parole, nous n’avons plus à craindre de personne puisque personne ici n’est plus à craindre!

- Vous viendrez bien souper avec nous, patron, toutes ces aventures incroyables et sensationnelles ont dû vous aiguiser l’appétit, lui dit avec le plus troublant sourire la toute aguichante et très-oblongue Infusine.

- Mais au fait chérie, rétorque Breftisan notre héros profane, qu’est-ce qu’on mange ce soir pour souper? Car j’ai grand faim, moi.

- Un bifteck d’asperges en crème.

Et ils éclatent tous deux de rire. Mais Gérald de la Saugière Châtelperron, candide comme à l’habitude, ne semble pas avoir saisi l’astuce de plaisanterie et s’exclame sur un ton confus :

- Qui vous a permis?…

Revenant de son essoufflement dérisoire, Breftisan répond :

- Qui nous a permis? Mais voyons : c’est le permetteur en scène!


© 1991
Jocelyn Gagnon et Gilles Beauregard
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