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Collaboration en personne, chez Jean-Jacques
Noir = Jocelyn
Bleu = Jean-Jacques

Les Gumes
par Jocelyn Gagnon et Jean-Jacques Audet
6 août 2002

Le soleil est levé depuis déjà longtemps lorsque, là, sur le comptoir de la cuisine, à l’ombre de la cafetière, se réveille une ombre laissée là depuis…oh… quoi… des jours? des semaines? Ok, entendons-nous pour «des mois».

- Oh non! On a ouvert les rideaux. Aujourd’hui est mon dernier jour.

L’ombre, qui a appartenu à une poire depuis longtemps décomposée, n’a plus de refuge. Le sandwich aux œufs, qui a depuis…oh… quoi… des jours? des semaines? ok, entendons-nous pour «des mois», pris de l’expansion, est bien heureux du monopole qu’il voit venir à grands pas. Dans cette cuisine, on ne fait pas de quartiers. C’est tout ou rien. Depuis le moment où Johnny le fermier a conçu avec grand-peine son sandwich aux œufs tout seul (sa femme a comme on dit «sauté la clôture» avec le vendeur d’encyclopédies et l’a laissé seul avec le pain, les œufs, et les poires), la cuisine a été laissée à l’abandon parce que Johnny ne sait pas cuisiner de toute façon, et tout ce petit monde organique n’ose même pas imaginer ce qu’il fait à l’extérieur de la maison depuis «des mois». De toute façon, c’est le cadet de leurs soucis.

Leurs soucis est un feuilleton télé dont l’action se déroule dans une épicerie. Le personnage principal est un artichaut qui s’est illustré jusqu’à ce jour dans une trentaine de circulaires sans que cela n’en affecte son superbe vert qui fait l’envie du réfrigérateur orangé envié des oranges maintenant brunes.

Mais revenons à l’ombre de notre poire, dont l’angoisse ne fait maintenant plus de doutes. Hier encore, elle se vantait de sa sagesse d’ombre de vieux fruit, et elle aurait mis toutes les autres pourritures du comptoir au défi d’être aussi mélancolique que l’ombre d’un tel joyau de la décomposition bucolique.

D’ailleurs, devant le peu de réactions du sandwich aux œufs, entre autres, elle se fâche.

- Hé! Je suis en train de disparaître! Ça ne vous fait rien?

- Pff, répond laconiquement le dernier raisin vert.

Et le sandwich aux œufs a tout juste le temps d’ouvrir le coin de la tranche que l’ombre a disparu, laissant derrière elle quelques tâches de vers, desséchés depuis quelques jours. C’est la fin d’une époque… et il est bien content.

Confortablement établi sur le comptoir, il a depuis peu englouti les autres aliments qu’il appelait il n’y a pas si longtemps ses voisins. Autrefois produit de consommation, il est maintenant végétation. Comme Johnny a laissé le robinet couler, il a été facile au sandwich de s’approprier la totale superficie du comptoir. Ses champignons se dirigent maintenant vers la table, deuxième point stratégique pour le total contrôle de la cuisine. C’est son royaume et il en fera un marais.

Mégalomane, le sandwich? Mais pourquoi dites-vous ça? Un sandwich n’a-t-il pas le droit, comme tout être vivant dans un système capitaliste, d’exploiter toutes les ressources à sa disposition? Mettez-vous à sa place! En tous cas, moi, je ferais ça avec du pain de seigle, des champignons chinois (on peut rêver) et une cuisine en acier inoxydable. Je vois ça d’ici : grands panneaux promotionnels sur Hollywood Boulevard, une étoile en forme de tranche de pain et des coffrets DVD portant sur ma carrière. Mais c’est juste moi… Le sandwich, lui, voit plus grand que ça. Il a lu «La Guerre des Mondes» et «E.T. La Planète verte» et il veut envahir le reste de la galaxie. Hollywood, pour lui, c’est de la petite bière, de la bouillie pour les rats d’égouts.

Les mois passent, il est maintenant dans toutes les pièces de l’appartement. Personne ne pourrait soupçonner que ce petit jardin tropical aurait pu être, si son destin s’était dessiné autrement, une poule. Il est prêt à sortir. Rien ne lui a échappé, il a tout calculé, sa domination du monde l’attend de l’autre côté de la porte qui donne accès à la cuisine. Un seul problème : derrière une autre porte, celle du congélateur, se prépare une révolution. Des aliments encore frais, que le froid n’a pu protéger de la chaleur tropicale pour empêcher le réveil, crient sous le couvert d’un emballage plastifié : «Vive la cuisine propre!»

Les gonds de la porte ont du mal à tenir, et finissent par céder, enfin. La maison laisse échapper un nuage de champignons, et le sandwich, un cri de victoire. À lui la planète!

Il faut savoir que la télévision a braqué des caméras tout le tour de la maison. Bon, il fallait le savoir, et vous le savez. Maintenant, qu’est-ce que ça change? Rien, malheureusement, parce que les champignons du sandwich sont si puissants et ont cultivé leur effet durant si longtemps que les caméras s’effondrent dans la moisissure en moins de cinq minutes…

Vous n’avez jamais vu un effet si impressionnant. En fait, oui, je mens. Avez-vous vu Independance Day? Alors imaginez la tour Eiffel s’effondrer, l’Empire State Building, les pyramides tomber dans le moisi. Voilà enfin quelque chose de réaliste! Et tout ça à cause de la voisine qui s’est échappé avec un vendeur d’encyclopédies. Ça vous dégoûte pas de la nature humaine, ça?

La Terre devient une grosse éponge de champignons de sandwich aux œufs en moins de temps qu’il ne faut pour dire «Industrial Light and Magic»! Et je pèse mes mots!

Vous vous dites peut-être que c’est la fin. Eh bien non! Johnny a reçu le prix Nobel de la paix car chaque jour le sandwich est consommé par des millions de personnes sur la planète, on l’apprête de milliers de façon et la famine n’existe plus.

Qu’est-il arrivé des révolutionnaires? Disons qu’ils font partie d’une petite expérience sur un comptoir de cuisine maintenant légendaire.



© 2002
Jocelyn Gagnon et Jean-Jacques Audet


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