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Collaboration par courrier électronique
Dernière mise à jour: mercredi 28 novembre 2001
Noir = Jocelyn
Bleu = Céline

ClAiR De LuNe
par Jocelyn Gagnon et Céline Gaudron
en cours depuis le 23 octobre 2001

La nuit est étrangement belle, la pluie ruisselle sur mon visage. J'enjambe une flaque d'eau, un reflet attire mon attention. Tiens, je la connais celle-là. Je regarde ce visage familier sans pouvoir lui donner un nom. Je me retourne: personne, je suis seule dans ce désert urbain. Ah! si seulement, il pouvait se montrer, le minotaure.

J'entrevois la lune, toute mouillée, à travers les nuages nocturnes. Elle pâlit d'envie derrière la lumière blafarde des lampadaires. Quelle étrange sensation de marcher entre les gratte-ciel sans le moindre être humain aux alentours. Par moment, la fascinante beauté rectiligne des édifices me fait oublier ce que je cherche.

Le dédale des rues m'appelle, les blocs de verre et de béton me donnent le vertige. Ville labyrinthique, ville de désirs, ton étreinte me colore les joues de plaisir. Ma folle course s'arrête à Broadway. Ce reflet me hante, qui es-tu, toi que je croise si souvent? La lune déchire les nuages, sa rondeur provoque l'angle aigu des gratte-ciel. Les enseignes lumineuses des théâtres happent mes sens. Solitude, seul, déambulation, détour, quiétude, quête.

Un bonimenteur lance comme un présage: «La cité est un entre-sort.» Je m'approche de lui, le regarde intensément dans les yeux, et lui dis: «J'entre dans la cité, tu en sors.» Du tac au tac, il répond: «Je jette un sort entre les cités.» Persévérante, j'ajoute: «J'ai cité l'air de l'entresol.» Bouche bée, il plonge dans une profonde léthargie. Je retourne à mon errance tranquille, de nouveau silencieuse, sur un Times Square aussi désertique que le reste de la ville.

Sort, sortilège, tu m'ensorcelles. La lune perd de son éclat. J'erre et je me dérobe à moi-même. Un air de musique m'explose dans la tête : Quizas, Quizas, Quizas… J'esquisse un pas de danse sur le pavé humide.

J'aime la solitude et le silence de la nuit. Aucune âme qui vive, je suis seul avec mon reflet et le clair de lune. Je détiens les clés de la ville.

Je me tourne vers le nord, inspire un bon coup de cet air irréellement pur, et marche en direction de Central Park, qui s'éclaire et s'assombrit au rythme des nuages et de la lune. Les rues vides et noires sont moelleuses comme des coussins. Je n'entends pas mes pas, même pas un écho; seul un léger vent court et siffle entre les tours. Peut-être, peut-être, peut-être…

Pause au Park, je m'allonge et m'enfouis dans l'herbe humide. Ce contact met mon corps en émoi, je vis, j'écoute ma lente respiration, je m'enivre de l'odeur de la terre. Les étoiles scintillent dans ma tête. La lune darde son halo lumineux sur mon visage. Mon corps est dans le monde, le monde est dans mon corps. Au loin, l'appel d'une sirène. Une brise légère m'invite au voyage. Mes pas me reconduisent au cœur des tours. Je triomphe de la nuit.

Puis, je m'arrête, troublée par une présence furtive. C'est un son, en fait, très doux, si doux que j'arrête même de respirer pour mieux l'entendre. C'est une note seule, sombre et grave, qui ne s'arrête jamais et qui vient de partout à la fois. Très lentement, le volume augmente, mais la note reste la même. Un courant électrique? Un vent infernal? Un troupeau de bêtes qui envahissent les rues? Je suis figée, pétrifiée, incapable d'oser imaginer ce qui peut bien produire ce son. Et subrepticement, la note devient un intervalle, puis un accord qui s'enrichit doucement, tout en restant aussi sombre. Je sursaute en surprenant un mouvement quelque part au-dessus de moi, et je lève la tête: quelque chose bouge au bord du toit de la tour devant moi! L'ombre d'un mouvement se dessine, minuscule, devant le ciel bleui par la lune. Puis une autre, et encore une autre. Au fur et à mesure que tous ces sons s'enrichissent et qu'ils emplissent l'air, je crois déceler ce mouvement sur tous les toits! Puis, je comprends, incrédule, ce que je vois: les toits des tours sont peuplés de violons et de violoncelles étrangement animés, formant un orchestre fantomatique à la grandeur de la ville, célébrant la nuit à leur façon, emplissant la ville de leur accord étrange qui se dissipe partout entre les tours! L'enchantement me réchauffe, et je reste là, la bouche et les yeux grands ouverts, imbibée de cette musique par tous les pores de ma peau.

Je lance un appel au ciel : «Danse avec moi, toi qui me suis, durant cette nuit étrangement belle». Harmonie entre les éléments terrestre et cosmique. Un souffle chaud effleure ma joue. Je lève les yeux, la lune brille de tout son éclat. L'orchestre spectateur de la scène se remet à jouer. Emporté par la musique, je m'envole. Mon corps forme des arabesques imaginaires dans l'air bleuté. Jouez encore et encore, que le rythme s'affole pour faire chavirer mes sens. Je tournoie et m'évanouis sur la chaussée. Silencio, no es una orchestra, es la illusion de la vida.

Une interminable procession d'anges passent. Je ne les entends évidemment pas passer. Je ne sais pas combien de temps je reste inconsciente, ni si quelqu'un m'a vue, m'a contemplée dans mon inertie. Lorsque j'ouvre les yeux, le ciel rose de l'aurore caresse mon front, mes paupières, mes joues, ma bouche. La ville est toujours déserte, et pas un bruit ne vient troubler cet épais silence. Je me lève, engourdie. Le chant des anges me réveille. Un fragment de texte me revient en mémoire : nous sommes des funambules. Elle est là : belle, majestueuse, incomparable. Pendant mon errance nocturne, je n'ai pas remarqué ce miracle urbain. Je regarde comme si c'était la première fois et je deviens le monde et je deviens la ville. La lumière de la lune fait scintiller les façades en verre. Des buildings à perte de vue, gigantesques, droit comme des «i». Cette vision me laisse sans voix. Au coin d'une rue, un bruit sourd, ma curiosité l'emporte et je hâte mon pas. Un flot d'individus déferlent, des voitures jaunes ont pris possession de la rue. Quel choc, moi qui me croyais seul avec la lune et mon reflet. L'envie d'arrêter ces gens me saisit. Où allez-vous ?étiez-vous ? Suis-je vraiment au centre du monde ? Prendre du recul, de la distance.

Je descends dans les entrailles de la ville et m'engouffre dans un métro métallique. Direction Battery Park. Je monte dans un bateau qui fait le tour de l'île. Je vois de loin le joyau dans son écrin, il brille de mille feux. Émue, une larme coule sur mes joues. Le rêve est devenu réalité. On dirait bien que je flotte dans mon propre corps. La sensation est étrange et enivrante. Mon regard embrasse le ciel, la cité et l'horizon. Tout est ici, la planète est là, devant moi, et dans le calme du fleuve scintillant, je vois cette forteresse ultime remplir mes yeux, mes sens, ma vie. Le temps s'arrête en cet instant parfait, et le silence est teinté de contemplation idyllique et presque céleste. J'allume une cigarette et savoure ce moment suprême. Mon corps contre le bastingage suit le rythme des flots. La lune se refléte dans l'eau noire de la baie. Le pont supérieur est vide. Cette solitude me ravit, je suis seule avec elle. Dans un dialogue intime, elle s'offre à moi, provocante et sauvage. Cette vision tant rêvée, fantasmée, me rend extatique. Le vent du large caresse ma peau. Je lance un cri de joie, l'écho se répercute contre les buildings. Mon bonheur envahit la ville.

Puis, un curieux phénomène se produit: peut-être à cause de la lisse perfection des murailles de verre, l'écho de mon cri se métamorphose en un étrange accord qui résonne bien plus longtemps que je ne m'y serais attendu, déambulant apparemment dans le labyrinthe et se réalimentant lui-même au gré des ricochets sonores. J'en perds presque ma cigarette, perdue dans une hébétude soudaine devant ce que je viens d'engendrer.

(la suite ici, bientôt, au fur et à mesure…)


© 2001
Jocelyn Gagnon et Céline Gaudron

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