J'entrevois la lune, toute mouillée, à travers les nuages nocturnes. Elle pâlit d'envie derrière la lumière blafarde des lampadaires. Quelle étrange sensation de marcher entre les gratte-ciel sans le moindre être humain aux alentours. Par moment, la fascinante beauté rectiligne des édifices me fait oublier ce que je cherche.
Le dédale des rues m'appelle, les blocs de verre et de béton me donnent le vertige. Ville labyrinthique, ville de désirs,
ton étreinte me colore les joues de plaisir. Ma folle course s'arrête à Broadway. Ce reflet me hante, qui es-tu, toi que je
croise si souvent? La lune déchire les nuages, sa rondeur provoque l'angle aigu des gratte-ciel. Les enseignes lumineuses
des théâtres happent mes sens. Solitude, seul, déambulation, détour, quiétude, quête. Un bonimenteur lance comme
un présage: «La cité est un entre-sort.»
Sort, sortilège, tu m'ensorcelles. La lune perd de son éclat. J'erre et je me dérobe à moi-même.
Un air de musique m'explose dans la J'aime la solitude et le silence de la nuit. Aucune âme qui vive, je suis seul avec mon reflet et le clair de lune.
Je détiens les clés de la ville.
Je me tourne vers le nord, inspire un bon coup de cet air irréellement pur, et marche en direction de Central Park, qui s'éclaire et s'assombrit au rythme des nuages et de la lune. Les rues vides et noires sont moelleuses comme des coussins. Je n'entends pas mes pas, même pas un écho; seul un léger vent court et siffle entre les tours. Peut-être, peut-être, peut-être
Pause au Park, je m'allonge et m'enfouis dans l'herbe humide. Ce contact met mon corps en émoi, je vis, j'écoute ma lente respiration, je m'enivre de l'odeur de la terre. Les étoiles scintillent dans ma tête. La lune darde son halo lumineux sur mon visage. Mon corps est dans le monde, le monde est dans mon corps. Au loin, l'appel d'une sirène. Une brise légère m'invite au voyage. Mes pas me reconduisent au cœur des tours. Je triomphe de la nuit.
Puis, je m'arrête, troublée par une présence furtive. C'est un son, en fait, très doux, si doux que j'arrête même de respirer pour mieux l'entendre. C'est une note seule, sombre et grave, qui ne s'arrête jamais et qui vient de partout à la fois. Très lentement, le volume augmente, mais la note reste la même. Un courant électrique? Un vent infernal? Un troupeau de bêtes qui envahissent les rues? Je suis figée, pétrifiée, incapable d'oser imaginer ce qui peut bien produire ce son. Et subrepticement, la note devient un intervalle, puis un accord qui s'enrichit doucement, tout en restant aussi sombre. Je sursaute en surprenant un mouvement quelque part au-dessus de moi, et je lève la tête: quelque chose bouge au bord du toit de la tour devant moi! L'ombre d'un mouvement se dessine, minuscule, devant le ciel bleui par la lune. Puis une autre, et encore une autre. Au fur et à mesure que tous ces sons s'enrichissent et qu'ils emplissent l'air, je crois déceler ce mouvement sur tous les toits! Puis, je comprends, incrédule, ce que je vois: les toits des tours sont peuplés de violons et de violoncelles étrangement animés, formant un orchestre fantomatique à la grandeur de la ville, célébrant la nuit à leur façon, emplissant la ville de leur accord étrange qui se dissipe partout entre les tours! L'enchantement me réchauffe, et je reste là, la bouche et les yeux grands ouverts, imbibée de cette musique par tous les pores de ma peau.
Je lance un appel au
Une interminable procession d'anges passent. Je ne les entends évidemment pas passer. Je ne sais pas combien de temps je reste inconsciente, ni si quelqu'un m'a vue, m'a contemplée dans mon inertie. Lorsque j'ouvre les yeux, le ciel rose de l'aurore caresse mon front, mes paupières, mes joues, ma bouche. La ville est toujours déserte, et pas un bruit ne vient troubler cet épais silence. Je me lève, engourdie.
Le chant des anges me réveille. Un fragment de texte me revient en
Je descends dans
les entrailles de la ville et m'engouffre dans un métro métallique.
Direction Battery Park. Je monte dans un bateau qui fait le tour
de l'île. Je vois de loin le joyau dans son écrin, il brille de mille
feux. Émue, une larme coule sur mes joues. Le rêve est devenu réalité.
Puis, un curieux phénomène se produit: peut-être à cause de la lisse perfection des murailles de verre, l'écho de mon cri se métamorphose en un étrange accord qui résonne bien plus longtemps que je ne m'y serais attendu, déambulant apparemment dans le labyrinthe et se réalimentant lui-même au gré des ricochets sonores. J'en perds presque ma cigarette, perdue dans une hébétude soudaine devant ce que je viens d'engendrer.
(la suite ici, bientôt, au fur et à mesure )