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Collaboration par courrier électronique
Dernière mise à jour: mardi 25 mars 2003
Noir = Jocelyn
Bleu = Helene

Alaska démoniaque
par Jocelyn Gagnon et Helene Jutras
en cours depuis le 24 mai 2001

Quand on a un ours polaire, pas un pelucheux mais un vrai, comme meilleur ami, on n'a pas grand'chose à craindre dans la vie. Il peut vous tenir au chaud, vous nourrir, vous protéger. Il aime prendre de longues marches sur le bord de l'eau, regarder des phoques s'ébrouer, nager. Il est doux au toucher et généralement silencieux. Et il est assez grand pour aller chercher, tout en haut de l'armoire, ce bol de crystal ciselé, héritage de mère-grand, dont vous ne vous servez jamais mais dans lequel vous voulez aujourd'hui déposer des Humpty-Dumpty au ketchup. Un ami idéal. Et vous pouvez aussi lui demander de petits services, comme de venir au bureau étronquer (v.t.: enlever le tronc, sans toutefois modifier l'emplacement des membres) votre patron.

C'est précisément ce que j'ai décidé de lui faire faire il y a un mois, parce que je n'en pouvais plus. Le grand épouvantail gradé qui voulait que je sois son esclave urbain n'avait qu'à bien se tenir, parce que son jour était venu. J'ai donc pris quelques minutes pour habiller mon gros toutou blanc en pingouin, noeud papillon rouge tout mignon pour décorer le tout, et nous sommes partis ensemble, main dans la main, en direction du bureau, sous le regard médusé de la foule. Les plus blasés d'entre eux étaient sûrement surpris de voir un ours polaire avec un noeud papillon rouge…

Nous nous sommes arrêtés quelques minutes sur une terrase, le temps de quelques allongés quadruples (il faut beaucoup de caféine pour réveiller un ours polaire qui se rend au bureau), question d'expliquer les détails du plan à mon ami. Il refusait, et j'en étais froissé, d'accepter mon néologisme. Il préférait, me fit-il comprendre, une méthode qu'il avait développée au cours de longues années d'assassinat professionel, et qui consistait, si j'ai bien compris, en un étêtage sans finesse, suivi d'un bon repas tartare. Il n'en était pas question, et je lui dis. C'était, après tout, MA journée!

À ma grande surprise, il s'est mis à bouder! Il avait l'air piteux d'un chien sur une boîte de chaussures. Après moult tergiversations et prise de l'autre par les sentiments, et aussi quelques larmes versées de pied ferme, j'ai réussi à le convaincre que c'était un peu comme s'il me faisait un cadeau, en remerciement des petits plats fins de poissons et de fruits de mer que je lui concoctais à l'occasion, lors de nos longues soirées où nous refaisions le monde en écoutant du bebop tranquillement, un petit verre de whisky à la main.

Une longue embrassade poilue plus loin, hop, nous revoilà, bras dessus, bras dessous, marchant en rigolant vers le bureau. Je lui racontais la frasque patronale à avoir enlugubré le bureau. C'était le vendredi précédent, cinq minutes avant le déverrouillage (métaphorique, me direz-vous) de nos chaînes (tout aussi métaphoriques) hebdomadaires. Le voilà donc qui se pointe, le grand échevelé (il est de ceux, voyez-vous, qui croient cacher une calvitie galopante en tirant les crins d'un côté vers l'autre, en passant par le dessus de l'oeuf lustré en question). Nous tous de baisser les yeux et de nous affairer à sembler affairés.

Pour ma part, j'avais passé la journée à comptabiliser les adresses de mes amis dans mon carnet d'adresses électronique, les avais classées par date de naissance, puis par numéro de téléphone, puis par numéro d'assurance-sociale, avais téléchargé un économiseur d'écran avec des ours polaires nus, bref, j'avais fait montre de ma grande efficacité au travail, encore une fois. Je travaillais sur un dossier vraiment très dynamique: nos ventes de fenêtres dans les entreprises de stationnement souterrain multi-étagé, et heureusement que j'avais momentanément cessé de perdre mon temps, vu que je m'apprêtais quand même à commencer à considérer l'idée de partir trente secondes avant dix-sept heures, juste pour avoir l'impression d'être un peu rebelle, parce que le grand flanc mou choisit ce moment pour se pointer dans notre coin du bureau.

Je travaille dans un de ces bureaux tissés de gris. Tissés, oui, de cubicules formant un échiquier labyrinthique. Tapis, murs, parois de cubicules, plafond et ce que l'on voit par les trois fenêtres quand on a la chance d'avoir une excuse pour y jeter un coup d'oeil: tout est gris. Mais quelle richesse dans ce gris! Le tapis est gris moucheté, mais d'un moucheté incalculable, fait de taches de café vieillies, de traces de boue séchées et de trombones éparpillés et abandonnés. Les murs sont d'un gris moins riche, d'un gris qu'on dirait imiter la toison d'une vieille souris à l'agonie. Les parois de ma boîte de travail, elles, sont d'un gris géométrique, brisé uniquement par quelques fils tirés et qui brisent l'harmonieuse monotonie. J'étais donc dans cet ilôt, le mien, d'où, à travers le gris, j'entends tous les bruits environnants, quand j'ai entendu le pas ricaneur du mal engueulé qui me fait office de patron.

«J'ai une idée», déclara-t-il à qui voulait bien l'écouter, c'est-à-dire aucune personne sensée, surtout à ce moment parfois béni de la journée, et certainement il l'était ce jour-là du moins jusqu'à cette minute précise. Oh! il y avait bien la plantureuse Cecilia, dont les femmes du bureau étaient jalouses parce que tous les hommes du bureau la regardaient toujours passer, pantois, des images hyperépidermiques plein la tête (ça se voyait), mais dont les mêmes hommes du bureau, ajoutons-le quand même, étaient aussi jaloux parce qu'elle était lesbienne, il y avait bien Cecilia, dis-je, mais en ce vendredi, à seize heures de plus en plus cinquante-six, nous nous demandions ce qui était pire entre le patron qui a une idée au moment où on s'apprête à quitter enfin et Cecilia qui s'y intéresse… Nous n'avons pas eu le temps de nous le demander bien longtemps parce que Cecilia, vous l'aviez vu venir, répondit: «Ah oui, monsieur Humptydale? C'est quoi, votre idée?» Elle avait l'air sincère, en plus, ce qui me sidéra misérablement.

En effet, j'ai toujours été sidéré par les belles lesbiennes rebondissantes et réceptionnistes qui décident de me gâcher ma soirée. Enfin, c'est une chose que j'aime bien à me répéter, davantage pour mentir que pour me vanter, car à la vérité je n'ai jamais remarqué un quelconque intérêt particulier à mon endroit chez les jolies lesbiennes plantureuses. Cependant, visiblement, et je le dis comme je le crois, c'est une chose possible. Il se pourrait que les choses évoluent, que, dans la communauté gaie et féminine, les hommes à ours polaire et nez pointu deviennent un jour une mode irrésistible, que se faire voir sans son amant pointu et polarisé devienne une honte éhontée. Enfin, je me le répète, et cette fois parce qu'il faut parfois s'accrocher à l'espoir où qu'il soit.

La réponse se fit à peine attendre, et alors que j'énumérais intérieurement les possibilités malheureusement infinies de bêtises que le semi-hirsute était capable de produire lorsqu'il étiquetait ces bêtises sous l'appellation d'«idées», le silence se brisa avec cette proposition d'une banalité effroyable: «Si on allait prendre un verre tous ensemble?» J'en restai glacé de répulsion… j'étais libre, et par surcroît, j'avais dit à Cecilia plus tôt dans l'après-midi que je n'avais rien de prévu dans la soirée, davantage pour qu'elle me laisse en paix que pour lui dire la vérité, même si cette vérité était, comme je viens de le dire, que j'étais vraiment, affreusement, désespérement libre cette soirée-là. Je me voyais mal balbutier une excuse, maintenant que mon épouvantable liberté était connue de la bavarde brune.

J'étais donc cuit. Et le patron de rigoler en disant: «Allons donc, il est à peine quatre heures cinquante-huit, mais partons tout de suite! Nous ajusterons vos feuilles de temps pour ne pas jeter ces minutes par les fenêtres.» Les fenêtres encore. Misère. Nous voilà donc tous dans l'ascenceur devant nous mener du 78e étage au rez-de-chaussée. Cécilia au bras du patron, dont elle avale les paroles comme une veuve noire son amant. Des collègues entassés, qui, comme moi, observent attentivement leurs chaussettes, sait-on jamais, il pourrait toujours y avoir de l'action de ce côté-là. Un petit signal lumineux indique que nous nous trouvons quelque part entre le 14e et le 12e étage. Puis, plus rien. Plus de signal lumineux, plus de descente.

Je ne sais pas pourquoi, mais j'ai failli éclater de rire. Cette panne subite était le premier événement vraiment intéressant de la journée, et même si j'était enfermé avec certains des humains les moins bien pourvus d'intelligence que cette ville ait accueillis, je me sentais choyé. En effet, rien ne me faisait davantage plaisir que de savoir que la belle idiote allait être en état de panique pendant ne serait-ce qu'un instant. Et puis, savait-on jamais, peut-être allions-nous passer la nuit dans cet ascenseur, idée qui me satisfaisait davantage que celle d'aller prendre un verre avec un dictateur impuissant, une tête de linotte et deux subalternes sans intérêt. Monsieur Humptydale, dans sa grande condescendance toute paternaliste, décida de faire de son mieux pour nous distraire. C'est dans les minutes qui suivirent qu'il se mérita une place de choix, selon moi, au panthéon des étronqués par ours polaires, mais j'avoue que l'idée ne m'est venue que quelques jours plus tard...

Il se mit d'abord à nous parler de son dernier voyage tropical, voyage au cours duquel il avait découvert la pauvreté. Pas la sienne, bien sûr, mais celle des indigènes qui, comme il nous l'expliqua, n'ont même pas les moyens d'avoir un chauffeur privé. Il poursuivit avec l'énumération des terrains de golf sur lesquels il avait joué, en mentionnant au passage que, malgré ce que l'on croit généralement, il existe effectivement des gens qui ne peuvent se payer un caddy de bonne famille, si si, il en avait même rencontré un. Ou enfin, on lui en avait pointé un du doigt. Il en avait été tout attristé. Au point qu'il lui fallut, pour remonter son moral fané, l'assaisonner d'un Vieille-Cavavin 1972. Quand la narration patronale se mit à nous déballer le menu complet de ce repas-là, j'étais pendu au bouton de l'intercom, un beau bouton rouge qui criait l'urgence et qui, à ce moment, ne faisait que ça. Personne au bout du petit microphone. Que moi, appuyant maintenant sur tous les boutons, le plus rapidement, le plus fort et le plus discrètement possible, c'est-à-dire pas du tout.

Cecilia, comme on aurait pu s'y attendre, buvait ses paroles comme lui son vin minable. N'eût été de l'orientation sexuelle de l'agaçante-autruche-asperge, j'aurais pu croire qu'elle draguait le patron, et en fait, c'est peut-être ce qu'elle faisait finalement, étant peut-être plus rusée que je ne le croyais, même si je tenais absolument à ne pas y croire... Il faut dire que le patron faisait partie de ces êtres rétrogrades qui croient que l'homosexualité se soigne, et il s'imaginait sans doute qu'il allait «soigner» Cecilia avec sa virilité de joueur de golf raciste. Quel imbécile... Ma bonne humeur s'était rapidement transformée en cynisme, vaguement teinté de condescendance, et Cecilia, à son insu, alimentait chez moi une certaine violence que je contrôlais tant bien que mal en pensant plutôt au weekend en montagne que j'avais prévu dès le lendemain matin, avec Alaska, mon ours à moi. «Comme c'est triste, tous ces gens pauvres, dit-elle sans le moindre soupçon d'intelligence dans le regard. Leur avez-vous laissé un peu d'argent avant de partir?» «Vous savez ce qu'on dit, Cecilia: 'Donne du poisson à un homme, et il mangera toute une journée; mais apprends-lui à pêcher, et il mangera toute sa vie.' J'ai préféré les laisser aux bons soins des gens d'école du pays.» Il disait cela avec un air tout magnanime qui, décidément, m'exaspérait.

Les examinateurs de chaussettes, dont j'étais, avaient terminé leur inspection, et cherchaient la sortie du regard. Or, la sortie était clairement indiquée par de grosses lettres rouges et lumineuses: E-X-I-T. On dit "sortie", on écrit "sortie", mais en cas d'urgence il faut chercher l'exit. Enfin, nous l'avions trouvée et cela ne nous avançait à rien. L'exit en question avait la forme de portes d'ascenceurs fermées, et bien fermées, comme s'en aperçut le petit nouveau du marketing qui, après avoir tenté de calmer une claustrophobie maladive dont il ne connaissait pas jusqu'alors l'existence, se mit à hurler et à cogner les portes closes. Le patron, et nous avec lui, cette fois, tentait de continuer son monologue, comme si le déni était sa seule porte de sortie à lui. De toute façon, le jeunot du marketing, après s'être arraché deux ou trois ongles qui n'avaient pas la dureté nécessaire à l'ouverture de portes d'ascenceurs bloquées, fonça tête première dans lesdites portes, jusqu'à s'assomer. Son corps inerte retomba doucement au plancher, rétrécissant notre espace vital commun, sans doute, mais nous plongeant dans un bénéfique silence.

Au bout d'un instant, le silence fut brisé par le son inquiétant de Cecilia qui était prise d'une crise qui vraisemblablement l'empêchait de respirer. J'étais complètement figé, et pendant un très bref instant, je ne pus qu'assister, comme au ralenti, à une scène consternante: le patron s'approcha d'elle, alors qu'elle était encore debout les yeux écarquillés, pour lui appliquer un baiser qu'il avait sans doute l'intention de faire passer pour une nouvelle technique de respiration artificielle. Je ne comprendrai jamais ce qui lui a pris. Peut-être avait-il perdu l'esprit suite à l'effondrement du petit nouveau suivi tout de suite de cette étonnante tournure d'événements, qui sait? Toujours est-il que c'était tout à fait déplacé, et sa langue à lui était peut-être au contraire un peu trop bien placée. Je me suis réveillé de ma stupeur et je l'ai secoué en criant: «Mais qu'est-ce qui vous prend??» Tout s'était passé beaucoup trop vite et je ne réalisais pas encore ce qui était en train d'arriver. Cecilia se mit à glisser le long du mur et je me précipitai vers elle pour retenir sa chute. Le patron était sous le choc, le petit nouveau était sans connaissance, Cecila manquait d'air, et je ne savais plus où donner de la tête…


(la suite ici, bientôt, au fur et à mesure…)

© 2001, 2002, 2003
Jocelyn Gagnon et Helene Jutras


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