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Collaboration par courrier électronique
Dernière mise à jour: 13 juin 2006
Noir = Jocelyn
Bleu = Gilles

Le jour sans nuit
par Jocelyn Gagnon et Gilles Beauregard
en cours depuis le 2 avril 2001

Ce matin-là, le soleil se leva gracieusement, et on eut dit que toute la vallée se réveillait en exhalant sa chaleur invisible comme un poumon tout neuf qu'on sort de son emballage. Le champ de blé ruisselait à côté de la ferme et, déjà, des bébés nuages dansaient au zénith.

Lorsque Jhano sortit de la maison, il fut accueilli dehors par son Golden Retriever, tout enjoué apparemment à l'idée d'aller commencer sa marche quotidienne par un si beau début de journée.

Je n'ai pas rêvé cette nuit, Novo.  Je sais bien que ma grosse lunette est un peu désuète… ce n'est pas le modèle de la décennie… surtout pas celui du nouveau siècle…  Mais aussi vrai que ta mère est une pauvre chienne, je l'ai vue!… de mes yeux vue!…  Bien sûr, toi tu t'en fous!… Allez!… pisse qu'on en finisse!…  Décidément, ce matin, tu y mets le temps à trouver l'endroit…  Mais je te pardonne, va… Il fait si beau!… Et si je n'ai pas rêvé, cette nuit, c'est bien toi qui as raison, au fond, de ne t'occuper que de ces choses-là!…

Ce matin-là, Jhano admirait son chien comme s'il le voyait pour la première fois!… Quel animal splendide!…  Son cœur battant très fort, tout à coup, Jhano se mit à pleurer de joie!…




*      *      *

La nuit précédente, comme il le faisait régulièrement par temps chaud et clair, il s'était installé sous le toit de sa grange, dans lequel il avait arrangé une fenêtre pour observer les étoiles avec son télescope. Il faisait une nuit parfaitement noire, la soirée idéale pour observer des étoiles ailleurs qu'au cinéma ou en tombant d'un escabeau. Et il s'était donc assis tranquillement, une bouteille isolante pleine de chocolat chaud et un disque de Brian Eno sur les oreilles, en se laissant emporter par le cosmos et sa poésie infinie.

Quand il n'était pas trop épuisé de sa journée d'agriculteur, sa soirée d'astronome durait aux environs d'une heure. «Le temps d'un disque», disait-il à ses correspondants. En effet, il échangeait depuis plusieurs mois avec d'autres astronomes amateurs, sur le groupe de discussions alt.astronomy, sur Internet. Il s'amusait à apprendre le ciel en cherchant les galaxies et les groupes d'étoiles les plus connus, et depuis quelques mois, il avait commencé à regarder les coins du ciel qu'il ne connaissait pas, en fouillant un peu au hasard avec sa lunette.

C'est au tout début de la pièce «Spirits Drifting» que la chose se produisit. Juste à temps, car la séance d'observation s'achevait avec la musique… Au début, Jhano se contenta d'admirer le croissant de Vénus, les satellites de Jupiter, l'anneau de Saturne, les calottes polaires de Mars… Errances faciles et habituelles sous l'effet du cacao et d'un restant de pollens merveilleux respirés durant la promenade de fin de soirée avec Novo… Novo qui d'ailleurs ronflait de bonheur entre les pieds de l'astronome… Avec dans les oreilles le doux refrain: «…in the cool August moon… in the cool August moon…», Jhano braqua sa lunette sur Uranus… cette planète qui l'intriguait tant… cette planète désolée qui met 84 ans pour parcourir son orbe… toute une vie humaine… Depuis très longtemps dans la constellation du Cancer, pensa Jhano, Uranus semble s'y complaire en boudeuse inconsolable… De la planète, il ne put apercevoir que les bandes parallèles à l'équateur. Mais sa lunette, quoique modeste, lui permit de surveiller les mouvements de Titania et d'Obéron… Et il le faisait très souvent… Jamais, toutefois, il n'avait pu apercevoir Ariel, Umbriel et Miranda, les trois autres satellites d'Uranus la ténébreuse…

Puis, soudain, comme répondant à une nouvelle ambiance plus inquiétante glissant de son Discman (les lamentations sur Rosalyn), une lueur étrange apparut au beau milieu du champ de vision!… D'une couleur indescriptible et d'une tristesse infinie!… Une simple lueur clignotante… faible mais perceptible… avec une fréquence très instable… signal provenant selon toute vraisemblance de cet endroit précis aux confins du système solaire… Silence dans les oreilles de Jhano avant la dernière pièce du disque… Battements précipités d'un cœur d'astronome au bord de l'angoisse!… Et dès les premiers accords sinistres, Jhano comprit qu'un renseignement essentiel lui était transmis en direct d'Obéron, et que sa plus grande mission sur la terre, dans cette vie, était de déchiffrer ce message codé, même s'il s'agissait peut-être d'un signal très ancien perdu dans la nuit des temps!…

Cet instant de révélation s'étira comme un bon Camembert bien fait, pendant qu'il retint son souffle sans s'en apercevoir. Il eut soudain l'impression de vivre les palpitations d'une ballade en montagnes russes, immobile sur sa chaise, au fur et à mesure que les implications de sa découverte se mettaient à défiler toutes seules comme un générique dans son esprit à la dérive.

Au bout d'un moment, hypnotisé par Obéron, Jhano vit la lueur se mettre à danser dans sa lunette, et il cligna des yeux : figé qu'il était, l'image s'était imprimée sur sa rétine, et lorsque enfin il retira son œil, Obéron continua à faire des bonds sur le plafond de la grange pendant de longs instants, et même entre les yeux empreints de nostalgie de Novo, qui le regardait maintenant d'un air attentif en remuant la queue. Jhano lui sourit, avec un air composé d'un curieux mélange de paix intérieure et d'intense excitation, les yeux tour à tour rieurs et inquisiteurs.




*      *      *

Immobile, les yeux fixés sur une petite tache de rouille au beau milieu d'une feuille de lilas, Jhano médita ainsi plusieurs minutes, se remémorant dans l'ordre et le désordre les événements fantastiques de la nuit précédente. En outre, il se récita mentalement pour la ?X?e fois les dix-neuf mots que Sophie lui avait griffonnés l'autre jour au verso d'une liste d'épicerie périmée et qui formaient trois phrases très claires expliquant son départ cette fois-ci tout à fait irrévocable. Et il fut à peine surpris de constater que les mots défilèrent à quelques reprises en sens inverse et qu'il en conclut spontanément chaque fois quelque chose de très raisonnable. Lorsqu'il releva doucement sa tête de l'arbuste, il aperçut son chien, assis bien droit à la lisière des blés, regardant sans bouger la marmotte qui, curieusement, ne bougeait pas non plus d'un poil. Ils se tournèrent tous les trois en entendant venir trois autres bipèdes en tenue de ferme et Charlotte s'enfuit cette fois comme un bolide piloté en état d'ivresse pour disparaître en deux secondes dans un trou énigmatique. Simon s'approcha avec ses deux jeunes cousins.

-J'ai am'né d'la compagnie a' matin!… Du cheap labour!… Ah ah ah!…

-Salut les gars, ça va?… Fait beau hein…

-J'ai am'né d'l'aide parce que… j'ai r'marqué hier qu'y a pas mal d'envahiss'ment dans l'B. Pis en plus, j'veux pas t'faire de peine, mais l'semis était trop serré… tu vois ben… D'autant plus que les tiges sont pas fortes fortes…

-J'sais…

-Fais que en plus des frisés qu'y faut…  aille veux-tu ben m'dire… que c'est ça?…

-Quoi?…

-Ça!…

-Quoi ça?… c'est des lilas… t'as jamais vu ça des lilas?…

-Je l'sais ben qu'c'est des lilas, tête de veau!… mais t'as-tu déjà vu ça, toé, un lilas qui fleurit au mois d'août?…

La mâchoire de Jhano se relâcha subitement, et il ouvrit tout grand sa bouche d'étonnement. Comment avait-il pu ne pas remarquer cette étrange particularité? Avait-il donc respiré le pollen un peu trop avidement? Il était choqué par sa distraction. Qu'était-il donc en train de se passer?

Devant Novo, Simon et ses cousins qui le regardèrent soudainement d'un air perplexe, il tomba dans une réflexion profonde, retiré dans son choc existentiel, au plus profond de son esprit, le regard fixé sur la tache de rouille du lilas. Il tentait tant bien que mal de se souvenir de sa vie au grand complet, pour être sûr qu'il n'avait rien laissé passer d'anormal. Le médecin qui l'avait mis au monde était-il barbu en plein été, ou chauve en plein hiver? Son premier jour à l'école avait-il vraiment été marqué par une crise de la petite Sophie, sa voisine, qui allait un jour prendre plus de place dans sa vie qu'il ne l'aurait prévu, ou par une fessée administrée par la maîtresse au pas-fin de la classe, qui n'avait pas fini d'en recevoir? Avait-il découvert les plaisirs charnels lors d'une nuit pluvieuse ou lors d'un matin éclatant de soleil, comme celui-ci? Il commençait à douter de tout, et se demanda même si le lilas était là la veille, avant sa formidable découverte de la nuit précédente, et qu'il l'avait donc remarqué, mais l'avait simplement oublié depuis, ou si ce n'était pas un autre message codé envoyé depuis Obéron. Ce n'est que lorsque Novo, apparemment inquiet, aboya un bon coup, qu'il sortit de sa torpeur comme s'il avait été prisonnier de sables mouvants les yeux bandés, sans savoir ce qui se passait.

Alors, son esprit se mit à graviter autrement… Les aboiements de Novo, son fidèle compagnon de rage, l'incitèrent aux actes fondamentalement répréhensibles. Sans plus réfléchir au présent affront, puisqu'il avait bien d'autres sujets de réflexion en ces temps de glorieuse découverte et de grande liberté, il sortit de sa poche-satellite un couteau de chasse-galerie si bien aiguisé qu'il ne fit presque pas éclabousser de sang lorsque Jhano éventra calmement les trois compagnons champêtres… Dans les douze grands mélèzes qui bordaient majestueusement l'entrée du bois du rang onze à la limite des blés d'or serrés et en vagues déferlantes, un vent déchaîné souffla tout à coup comme un furieux complice excité!… Étant donné qu'en toute logique physique et temporelle de l'événement dépareillé le dernier comparse cousin eut un peu le temps de se défendre pour ne pas mourir bêtement par une aussi belle matinée, un puissant appel à la providence fit sortir de son trou la Charlotte qui vint à la rescousse de Jhano au dernier moment, soit un quart de seconde avant que le cousin Gontran parvienne à assener à certaines parties vivaces de notre héros bien aimé, quoique encore mal connu, des coups maladroits qui auraient pu endommager de grands espoirs conquérants!… Elle bondit comme une furieuse pour attirer l'attention;  c'était son péché mignon…  Puis, Charlotte regagna sagement sa tanière, douce tanière, en réfléchissant autant qu'elle pouvait à son emploi du temps pour la suite de cette journée venteuse et ensoleillée…

Je pourrais peut-être commencer par ramasser des herbes sucrées… Pas trop bouffer de chardons… ça me donne des brûlures à la sortie… Ce Jhano a vraiment des yeux de loups… il est adorable, mais le soir il me fait peur des fois, encore plus que le sale cabot… Quoique tout à l'heure, le Novo, il m'a franchement touchée… Hummm…   beau gosse quand même… … Ah oui!… penser à me laver au ruisseau quand le soleil est tout droit en haut!… Ça sèche plus vite, j'ai moins froid, je sens bon le pétoncle et le nénuphar égyptien, et pas besoin de courir comme une folle à cause de l'enfant de chienne qui me poursuit et je n'ai jamais compris pourquoi d'ailleurs, parce que la fois où il a réussi à m'attraper, il n'a rien fait l'imbécile!… Pourtant, je ne suis pas mal pour une humble marmotte des champs… Pas que je m'attendais à un flirt… bien qu'il ait certains charmes… Golden Retriever… Hummm… Jolies pattes palmées… Fourrure abondante et chaleureuse!… Jolie race amphibie tout de même… dommage que… en tout cas…  …  Voir aussi à trouver quelque chose pour garnir le plancher de ma chambre à coucher… Quand il vente beaucoup, comme aujourd'hui, on dirait que l'air frais me frôle par en dessous… me fait dresser certains poils embarrassants… En tout cas… Il faut absolument que je me baigne… J'espère que le ruisseau sera tranquille à midi!… Oui… bien… Oh!… Le signal d'Obéron!… Ah ça par exemple!… j'allais oublier!… Fichtre!… Il faut que je coure jusqu'à la cabane de ce satané M. Tremblay!… Et il ne comprend pas toujours mes signes… Pourtant, il me semble que je suis claire comme eau de roche… …  Et belle comme la plus belle savoyarde… …  Jhano… Jhano… Je t'aime… Je te trahis… Je sais bien… Mais je t'ai sauvé la vie… Ce matin et aussi le jour où j'ai fais fuir la Sophie!… Enfin… Je t'aime, mais… …  business is business!…

Il y eut un bref moment où le temps se fixa dans la brise caressante qui faisait légèrement frémir la chevelure matinale de Jhano. Il semblait ne pas s'apercevoir de ce qu'il venait de faire. Ses yeux se perdaient à l'horizon du champ de blé, où on distinguait à peine le silo du voisin, Télésphore Tremblay, un fermier producteur d'un fromage dont vous me direz des nouvelles. Jhano se tenait debout, immobile comme dans un dessin animé japonais, et son corps sembla se réanimer graduellement d'une énergie différente. Après quatre longues minutes (et des poussières) son visage radieux se souvint de la raison pour laquelle il était sorti dehors: il fallait promener le chien. Et son visage ne tarda pas à le lui rappeler.

- Awoueye Novo! dit-il, ignorant complètement les cadavres à ses pieds et bondissant pour se mettre à courir vers le chemin qui séparait sa terre en deux, l'animal lui emboîtant le pas de course sans hésiter, pendant que Charlotte les regarda partir calmement. Maudit qu'y fait beau!




*      *      *

www.solarviews.com/eng/oberon.htm

Jhano clique. Encore essoufflé de sa course folle avec Novo, il relit pour la ?X?e fois la montagne unique et immense… les rayons… Puis, il décide de partager ses nébulosités mentales…

www.anti-art.com/rtk/bopp.htm

Dès que l'image apparaît, Novo se met à aboyer avec fureur!… Jhano referme aussitôt cette page qu'il a ouverte sans même le réaliser… Qu'est-ce que je fais ici?!?… Décidément, ça ne tourne pas rond!… Farfouillant toujours le web pour tenter de comprendre ses pertes d'attention, ses absences inconscientes, il accoste cet îlot frénétique:

www.unites.uqam.ca/dsexo/2001/0102/3639-20fg23w.htm,

puis il décide d'éteindre son ordinateur et d'aller plutôt rendre visite à ses moutons, pour le plus grand bonheur de Novo dont la queue se met à malaxer éperdument les molécules poussiéreuses de l'air ambiant sur les mesures disjointes d'un stupéfiant scherzando pour cette idée jolie!

Mais c'est bien M. Tremblay que je vois venir au loin… Avec sa vieille charrette?… Il me doit des macaronis, lui… Parfois, il incorpore même un petit morceau de chèvre délicieux… le blanchâtre à pâte ferme!… Hummm… mon préféré!… Sortons de l'eau un peu… Ôoooo, soleil soleil… Que c'est bon que c'est bon que c'est bon!… Y a un p'tit vent, quand même…  À cette heure-ci ça n'est pas trop désagréable, toutefois…   Ça vous indispose ce petit vent, jolie dame que j'aperçois ici à la surface de ces eaux ravies et troublées par votre image?…   Mais non mais non mais non mais pâââââââs dutout…  Tant mieux tant mieux!…, car vous êtes si gracieuse, ma chère…  Oh!…  mais vous me flattez…  Mais pas dutout, je dis la vé-ri-té!…   Mais… mais qu'est-ce qu'il fabrique le Télésphore?… Oh-oh… Mais par les poils sensuels de ma moustache inespérée!… Mais il ramasse les corps… Tiens tiens tiens tiens… Ça n'a pas l'air de beaucoup l'étonner cette boucherie… Il fait ça comme s'il distribuait le foin à ses vaches en écoutant calmement l'angélus… Voilà!… Je suis toute sèche!… Ahhhhhh… le gentil ruisseau… la chaude et divine lumière!… la valse des blés… l'amour!… la vie… Obéron…

Mais… oh… et puis quoi encore?… Il danse?… Le Tremblay danse avec les corps?… Ça fait des dessins sur le sol!… L'est un peu rouillé en chorégraphie et en art, le voisin, on dirait… M'accorderiez-vous cette danse, jolie dame?… Sans vouloir donner l'impression de marchander, je vous dirai que j'accepte si vous n'oubliez pas le chèvre la prochaine fois!… Ah mais bieen sûûûr!… Et les macaronis, chenapan!… C-certain'ment!…

Dans un soulèvement de poussière, Télésphore amena le corps de Simon dans sa charrette et le disposa soigneusement en diagonale. Il grimpa dans la charrette et plaça les bras du cadavre le long du corps. Puis il redescendit, prit une poignée de sable, remonta, et remplit doucement la plaie, comme un artiste qui tord attentivement une guenille gorgée de peinture au-dessus d'une toile presque terminée, la langue sortie entre les lèvres, les yeux qui ne clignent plus. Une moto passa en face de la maison, à toute allure, et déchira le silence de l'avant-midi avec son vrombissement insupportable. Il fallut de longues secondes avant de retrouver le calme proverbial de la ferme et le champ des grillons ivres de soleil. Télésphore inspira un bon coup, même pas agacé par cette brèche dans son travail, et redescendit. Il prit le corps de Séverin par les aisselles, et effectua un laborieux tracé devant la charrette avant d'entreprendre de l'empiler sur celui de Simon, ce qu'il fit en plaçant le corps en «X» sur l'autre, faisant ainsi bomber le ventre du pauvre ex-cousin vers le ciel. Il répéta le petit rituel avec la poignée de sable, et allait entreprendre de terminer son œuvre en allant chercher Gontran, lorsque Jhano arriva, flanqué de Novo, tout dépeigné.

-Salut mon Té!… As-tu besoin d'un coup d'main?…

-Pour te dire ben franchement, ça s'rait pas d'refus!…




*      *      *

À des centaines de kilomètres de là et 4 mois plus tôt très exactement, un ambassadeur chilien se promenait sur la rue St-Jean en regardant les plus belles filles du monde et en dévorant un sandwich à quelque chose de vivement coloré et fortement pimenté. Il faisait chaud ce jour-là à Québec, et pas seulement à cause des ambitieux rayons de l'avril… Pas très loin derrière ce dignitaire bedonnant, suant à grosses gouttes sur cravate exotique et horizontale, dans la cuisine d'une vieille maison bâtie de toute pièce sur une petite rue ombragée en bas d'un long escalier de pierres qu'il fallait heureusement monter le matin et descendre le soir, Sophie discutait avec sa mère du comportement des policiers à l'égard de ses amis Keith et Mick, lanceurs de pierres biologiques, et de ses velléités de rupture avec Jhano en raison de ses pertes lunaires de plus en plus pleines et mensuelles. Mais Ginette, la gentille et compréhensive maman de Sophie, s'efforçait en vain d'écouter attentivement les propos angoissés de sa tendre petite chérie, malencontreusement dérangée dans sa maternelle vigilance par la radio du grille-pain qui jouait en plein samedi midi une bien désuète, bien inhabituelle et bien étourdissante chanson de David Bowie tirée de l'album «LOW»…

- J'te dis, môman, on se s'rait cru en Serbie! Les policiers avaient des fusils à boucane pis toute! Les autorités avaient mis le paquet, pis en même temps, y avaient juste mis une clôture, un périmètre de sécurité tellement fragile qu'on aurait dit qu'y avaient juste taqué la clôture aux blocs de ciment! Ç'avait pas d'allure! Anyway, moé j'étais là à r'garder de loin, pis j'pouvais rien faire, pis Mick pis Keith étaient pognés là-dedans, c'était comme si les polices voulaient les empêcher de faire du grabuge pis qu'en même temps y voulaient les empêcher de s'éloigner pour continuer à leur z'en mettre plein la yeule avec leur attirail d'apocalypse! Une vraie gang de zélés, t'aurais dû voir ça! Anyway, tu m'écoutes-tu?

Ginette, qui avait vu l'ambassadeur chilien passer sous sa fenêtre quelques proches instants auparavant, dans un habit on ne peut moins chilien ne serait-ce que parce qu'il était en complet noir, n'écoutait effectivement plus sa fille et s'était mise à rêver d'une aventure harlequinienne avec lui, en s'imaginant toutes sortes de scènes enchevêtrées de musique où ils marchaient sur la plage de La Serena, main dans la main, pieds nus dans le sable, cœurs battant du Bowie à l'unisson en regardant le soleil se coucher tendrement sur le Pacifique. Ensuite, ils iraient passer la nuit en amoureux au sommet du Cerro Tololo, à regarder les étoiles dans l'Observatoire Interaméricain, et elle ne saurait plus où donner de la tête lorsqu'il lui murmurerait des choses en castillan qu'elle ne comprendrait même pas, ce qui la ferait frémir davantage puisqu'elle pourrait traduire à sa guise selon la sensation du moment. Ce serait une nouvelle jeunesse, une vie vraie comme dans les livres!




*      *      *

Après avoir aidé son voisin à charger cette singulière cargaison dans la charrette chargée de son voisin singulier, Jhano s'en retourna l'air songeur… À sa droite, les blés valsaient doucement en 11/8 au grand soleil de 13:09…  Novo prenait de l'avance, s'arrêtant parfois pour une étude olfactive approfondie sur un sombre bosquet indélicat, un reniflement plein de curiosité sur un impertinent bouquet de lilas, ou pour se rouler par terre, quatre pattes en l'air, comme un bienheureux et puant frère de ses frères non moins fiers se sentant!…

 

Jhano réfléchissait, mais il ne savait déjà plus à quel sujet… Et voici qu'en plus, il se trouva franchement dérangé dans son effort de le trouver par le motard qui vrombit une deuxième fois sur le rang d'en haut suivi d'une impressionnante parade de nuages poussiéreux roulant en slow-motion comme dans la plus prétentieuse et la plus coûteuse scène d'action d'un film américain stupide et provocateur de bâillements mouillants dans ton œil et celui de ton voisin… D'ailleurs, Novo se mit à japper d'indignation, exigeant un remboursement sur-le-champ!…

Pendant ce temps, monsieur Tremblay disposa diligemment des corps, que l'on ne revit plus jamais. Durant quelques décennies, à l'occasion, les médias s'attardèrent paresseusement à l'affaire, mais le hasard fit que chaque fois qu'un élément censément nouveau faisait surface, un événement plus important sur le plan international venait reléguer l'histoire à la section des entrefilets sans intérêt de l'avant-dernière page, coincée entre une annonce de vente d'aspirateurs jetables et de voyage à rabais dans un pays insulaire surpeuplé de touristes, surtout par temps chaud, l'hiver. Il y eut presque une première page, six ans plus tard, mais elle fut empêchée de justesse par la très très importante victoire de l'équipe de football de la région, avec photo prenant 45% de l'espace à l'appui, montrant une grimace du gardien de buts si laide que si on l'avait mise en scène dans un film, le public aurait cru à une manipulation du visage de l'acteur par ordinateur, aurait trouvé cela ridicule, et le film aurait perdu de l'argent par le simple bouche à oreille.

- Calme-toé, Novo! cria soudainement Jhano, sorti de sa torpeur éclectique. Pouquoi c'est faire que tu jappes tout le temps d'même? Tu s'rais pas un p'tit peu un chien par hasard? Y m'semb' que si j'étais un chien, moé, je japperais pas pour rien! Non mais j'jappe-tu, moé? Pouquoi tu jappes? Hein? Y a t'jours ben des limites! J't'ai pas él'vé d'même?! Awoueye, icitte tranquille!

 

Ils s'en retournèrent vers les étables et, derrière un des bâtiments, Jhano s'étendit sur un gros tas de quelque chose, peu orthopédique mais très odorant.  Il ferma les yeux et se mit à écouter l'hypnotisant bavardage de ses innocents frisés qui paissaient dans le pacage en discutant racines, afin d'arrêter d'essayer de se rappeler.  Le souffle apaisant du vent dans le feuillage des gros hêtres et le doux désordre des mille bêlements de réplétion et d'insouciance finirent par avoir raison de lui et il s'endormit à l'ombre. Et tandis que Novo faisait le fripon avec ses brebis préférées, Jhano rêva d'Obéron, de sa Sophie et du vieux Té… 

 

C'était au plus froid de l'hiver, par une nuit claire et sans lune.  Dans sa lunette, Jhano voyait sur un anneau de Saturne une marmotte géante qui faisait semblant de danser une valse avec lui en lui lançant des clins d'œil étincelants!…  Voulant s'assurer à tout prix qu'il n'était pas victime d'hallucinations, Jhano démonta le télescope de son support pour le transporter dehors, bien conscient, pourtant, de l'absurdité de cette entreprise…  En ouvrant la porte, il entendit l'écho glacial de rires hystériques tombant vraisemblablement du ciel sur la campagne engourdie!… Pieds nus dans la neige, il grimpa sur un blanc monticule et, avec une force inouïe dont il s'étonna brièvement, il souleva son tuyau et le braqua sur Saturne…  La piste de danse était illuminée par une boule à miroirs horriblement désaxée et de laquelle s'égouttaient au ralenti de nombreux filets d'un liquide écarlate et visqueux…  Et en dessous, cette fois, non pas la marmotte solitaire, mais Sophie et le vieux Télésphore Tremblay valsaient, amoureusement enlacés, le regardaient en riant, lui faisaient des grimaces grotesques et lui indiquaient du doigt un point plus élevé et plus à tribord dans le ciel de nuit!…  Visant adroitement le point suggéré, au prix d'efforts extra-terrestriellement exagérés, Jhano aperçut au beau milieu de son objectif le cousin Gontran flambant nu, assis sur une énorme moto, pianotant sur un clavier d'ordinateur bien ordinaire, mais dont le fil lui sortait d'une ouverture sanguinolente au flanc gauche, et tenant entre ses dents un poignard dont la lame plus qu'inoxydable lançait par intervalles des rayons lumineux très puissants qui rappelaient étrangement le signal du sinistre Obéron!…  Le froid?…  la fatigue à cause du poids de la lunette?… une grande mystification mêlée d'épouvante?…  Toujours est-il que Jhano tomba à la renverse et resta étendu sur le dos au sommet du banc de neige sous le regard moqueur des étoiles, incapable de bouger ni de repousser son télescope qui lui écrasait le ventre…  Il finit par perdre conscience et n'en fut certainement pas étonné, même en rêve, et nous non plus d'ailleurs…  Lorsqu'il revint à lui, des millions de lieux plus tard, sa main était appuyée sur le dos de Novo dont le gros menton baveux reposait pesamment sur son abdomen.  Tout en sueur et frissonnant, il regarda à son poignet sa montre Parkinson…  Il était 13:22 et des cigales insolentes essayaient d'imiter le Frippertronics dans un état d'ébriété bleu ciel…

- Et si j'allais traire une brebis? se dit tout haut notre héros fermier, dont la journée était décidément peu agriculturelle, en jetant un coup d'œil à ses ovines créatures, des Rambouillet pure laine, disposées en constellation du Bélier dans le champ, derrière la grange-observatoire.

Sous le soleil de 13:31, Jhano s'installa à côté de Bouillette, sa préférée, et déposa un seau six sons (selon l'endroit où on frappait sur la paroi, on pouvait obtenir jusqu'à six notes distinctes). Lentement, inondé par le chant des cigales décidément très en voix, il mit la main à la pâte, et s'oublia momentanément dans la monotonie du geste et du rythme lacté, en se mettant inconsciemment à repenser à son rêve. Il ne réussissait pas à s'enlever de l'esprit l'image de Sophie et de Télésphore, enlacés sous la boule à miroirs gluante…

C'est quand la gentille Bouillette émit un deuxième bêlement douloureux que Jhano s'aperçut de son absurde colère et des navrantes conséquences qu'il faisait subir à ce pauvre animal imbécile et sans défense, humble producteur d'un fromage émouvant mais à peine compétitif…  Sophie et le vieux Té?!?…  Impossible!… Ridicule!…  Il se calma, poursuivit le fil de sa mémoire chancelante, et l'esprit enfin dénudé de toute distraction, il revit tout à coup le cousin Gontran!…  Comme quoi, en s'y appliquant bien et avec acharnement, on peut se souvenir d'un rêve même un détail anodin, tel le fantôme nu et informatisé d'un fermier barbu et attireur de mouches qu'on a froidement assassiné tout récemment!…  C'est donc avec cette image horrible que lui vint subrepticement et sans merci le très dérangeant souvenir de son triple meurtre!…

 

Jhano souffrait d'une grave maladie tout à fait inconnue à l'époque des événements que nous relatons, puisqu'il était le premier sur la planète à en être victime.  Beaucoup plus tard, dans le cours très perturbé du premier millénaire après l'avènement de Khliï, on découvrira qu'il s'agit d'un mal caractérisé par des pertes aléatoires mais non moins totales de mémoire immédiate, agrémentées d'impromptus désirs meurtriers. Six cent vingt ans après Khliï, on élaborera une cure apparemment miraculeuse et violemment ridiculisée, au début, par la médecine traditionnelle. Cette cure, reconnue comme étant très efficace trente-six ans plus tard, utilisera la méthode naturelle du rappel de certains rêves commis lors d'une sieste diurne, par un bel après-midi légèrement venteux, au lendemain d'une nouvelle lune d'août. Et dès lors, tous les malades de l'époque et des futurs siècles passés, sévèrement jugés, bénéficiaires de la peine de mort universellement et depuis longtemps rétablie, seront solennellement remémorés et pleurés par les journalistes du temps!… Mais de tout cela, Jhano ne savait rien, et sa montre marquait seulement 13:34!… Et il avait bien hâte que revienne la nuit noire pour aller examiner plus attentivement le signal d'Obéron!…  Et son cœur se remit à palpiter sauvagement lorsqu'il songea tout à coup à l'énigmatique et rigoureux nettoyage effectué juste tantôt, entre les blés, par le voisin Télésphore, au grand jour, à son propre nez et sous l'œil flamboyant du Dieu Soleil grand ouvert au beau milieu du jour!?!…

D'un coup, poussé par ses palpitations, il se mit à regarder Bouillette intensément, et il eut l'impression de voir sa brebis au niveau moléculaire, de pouvoir regarder à travers ses intempestives boucles de laine à pantoufle au coin du feu l'hiver avec son chien et un bon disque de Hatfield and the North. Une fois à ce niveau, il se sentait à la naissance de l'univers, entouré de galaxies nerveuses et de nébuleuses musculaires en expansion infinie. Comme l'Homme était petit! Comme sa brebis pangalactique était incommensurable! Il secoua ses babines violemment, parcouru par un frisson de retour à la réalité qu'il ne désirait pas, et en inspirant longuement, il replongea dans l'observation moléculaire de Bouillette.

Cette fois-ci, il vit plus clair: autour de lui, juste sous l'hypoderme, les molécules de brebis étaient bel et bien disposées comme le système solaire, c'était indubitable. Jhano était en train de se convaincre doucement qu'il était le William Herschel de l'astrobiologie ovine. Il se voyait déjà recevoir un prix pour ses observations fort à propos ou, comme on le disait souvent dans les journaux culturels de l'époque, «pertinentes». Il confondit allègrement le pouls de mademoiselle Phentex avec une foule en délire qui fait la vague en applaudissant le résultat compromettant des ses recherches scientifiques. Et cette fois-ci, lorsqu'un autre puissant frisson le parcourut comme une décharge électrique, il se réveilla définitivement de sa rêverie, pour mieux retomber sur le dos, inconscient, son chien lui léchant tendrement les oreilles en émettant ce petit son aigu et tristounet qui fait craquer les filles devant n'importe quelle bête à poil inoffensive.




*      *      *

-Nice…
-Yep… very nice…
-Yep…
-Too closely sowed, though…
-Yep… and see how they bend in the wind?…
-Yep… weak stems…
-Weak stems… yep…
-And there seems to be some invasion in that part, just there…
-Yep… invasion…
-Yep…
-And what's that?…
-What?…
-That…
-Sheeps…
-I know they're sheeps, you cheesehead… but have you ever seen 'em in a so perfect STAR layout like that?…
-Nope…
-Very nice, though…
-Yep… nice…
-Looks like a giant flower…
-Like a fuckin' giant flower it looks to me too…
-Yep…
-Something in the middle…
-Yep…
-Go down a bit?…
-Yep…
-See?… a guy…
-Yep…
-Must be the farmer…
-Yep… looks like a farmer indeed…
-He certainly doesn't look like an astronomer…
-Nope… no astronomer for sure…
-Nope…
-So don't you think we ought'a go now?…
-Yep… we do…
-Yep… we don't wanna be late for that beer…
-Nope…
-Nope…
-Yep…

 

L'hélicoptère s'éloigna rapidement vers le nord et Jhano se réveilla en sursaut aux bêlements paniqués de ses luxueux Rambouillet qui s'étaient formés autour de lui, les 7 premiers mus par une grande curiosité à la vue de leur maître étendu au milieu du pacage, les 77 autres mus par une grande curiosité à la vue des 7 premiers. Cette fois, Jhano ne consulta pas sa montre qui, mue par une sainte horreur du sentiment d'inutilité, indiquait néanmoins 13:46. L'esprit reposé par ce sommeil non planifié, de courte durée mais absolument dépourvu de tout rêve, Jhano eut un nouvel éclair d'exaltante souvenance!… Le courrier!… Il venait de se rappeler le message qu'il avait envoyé la veille à Jack, fidèle correspondant et savant astronome amateur rencontré sur alt.astronomy!… Il lui avait fait part du signal lumineux et de ses coordonnées!… Peut-être Jack l'avait-il vérifié et observé à son tour!?!… Il saurait peut-être enfin s'il était oui ou non en train de devenir dingue comme un chevreau enclin aux escalades somnambules et tombant à tout bout d'champ sur sa tête fromagée!… Il courut à son ordinateur, accompagné de Novo qui aboyait de joie et d'anxiété pour d'autres raisons beaucoup plus terre à terre!…

Plusieurs discussions étaient en cours sur le groupe alt.astronomy depuis quelque temps. L'une d'entre elles avait évidemment trait à la théorie selon laquelle l'humain n'est jamais allé sur la Lune. Et telle ombre qui ne va pas dans la bonne direction sur la photo, et tel drapeau qui a l'air de battre au vent sans air sur une autre, et le module lunaire qui change de format, et telle réflexion sur la visière du casque d'un des astronautes et je ne sais trop quelle idiotie de montagne en papier mâché sans réel fondement logique autre que celui de théoriciens de la conspiration qui en fument du bon, comme dirait l'autre. Jhano n'en faisait plus de cas depuis longtemps, et le site web «Bad Astronomy» (http://www.badastronomy.com/) se chargeait fort bien de ces hurluberlus. Il parcourut du regard la liste des discussions des derniers jours, et tomba sur celle qu'il avait lancée la veille : «Strange pulsating lights coming from Oberon».

Il y avait déjà une réponse, une seule, et, comme il s'y attendait, elle venait de Jack, «son homonyme anglophone», comme il se plaisait à le surnommer dans sa tête. Jack n'avait pas consulté le groupe de discussions avant le lever du soleil, et il avait répondu à ce moment-là. Sa réponse était donc surtout une description de sa curiosité en quelques mots simples, avec une promesse qu'il se ruerait sur son télescope dès la tombée de la nuit pour voir ce phénomène qui l'intriguait beaucoup.

Oberon lune signal très intrigue-moi, suppose-moi SVP_Je lise ta mail dans le plein soleil-matin, viens au lit tôt dernier soir_Désolé je non pas obtienne ton message assez rapide man!_J'aurai cependant et même toutefois jamais manque le but ce soir prochaine et ne peux-je moi attendre quand ça vient!_À aussitôt qu'un ciel noir-clair dans la prochaine j'entre le contact pour toi mon chum la nuit sur direct Obéron ainsi que j'essaye l'analyse de la lumière!_Demeure-toi proche le PC à cause la raison que moi aussitôt que j'obtiens l'immédiate!_Toi ainsi que moi aussi commentée en direct cette lune signale à Uranus-Oberon!_Ciao Jhano prends un joli jour! PS ma prof en française dise que j'en fais des grosses dans le progrès de l'orthographe et que ça vient extra quand j'ai le meilleure d'agilité avec la langue!_Cool!
 
*      *      *

À des centaines de kilomètres de là, mais cette fois le même jour et à la même heure exactement, Sophie consultait sa montre en déambulant sur le pont du traversier, triste, ingénue et charmante dans sa robe courte de fin coton aux petites fleurs rose tendre qui se soulevait légèrement au vent pour dévoiler furtivement ses jolies cuisses de naïade moderne et inconsciente… Il est déjà 13:52 et elle a rendez-vous à 14:00 dans le parc de l'Anglicane.  Elle est presque arrivée au bord, mais il y a encore toutes ces marches à monter. Elle a décidé de ne pas prendre le taxi encore une fois. Elle observe malgré elle tous ces touristes qui cliquent sur le château… et qui ne se donneront même pas la peine de débarquer… qui font stupidement l'aller-retour… Devrait-on leur dire une bonne fois pour toutes à ces pauvres imbéciles que la vue est bien plus prenante là-haut?!… Non non non!… Ils envahiraient mon joli coin de pique-nique!… 13:56… La voici au pied du long escalier… En grimpant, elle se répète les trois phrases écrites à Jhano… Elle ne sait pas que sur le traversier qui s'en retourne, un jeune homme en voyage de noce est en train d'immortaliser sur pellicule un 250e de seconde de son divin profil, cuisse droite superbement relevée, cheville fine et souple, attitude glorieuse malgré mélancolie charmante… détaillée grâce au puissant zoom de dispendieuse qualité!… Sophie qui monte le grand escalier!… Sophie qui se culpabilise au fur et à mesure… Coupable tout d'abord d'avoir écrit les trois phrases sur un vulgaire bout de papier qui traînait dans la cuisine… Coupable ensuite d'avoir terminé son message avec le mot «lunatique»… Coupable enfin d'avoir succombé à la tentation, dans un message si court et si important!… un message destiné au garçon qu'elle aime, pour essayer de lui faire comprendre raison, un message de rupture passionné et douloureux, coupable donc d'avoir succombé à l'irrésistible tentation, d'avoir trouvé le moyen, dans ce si court message, de parler encore de la maudite marmotte!…

Arrivée machinalement au parc, à quatorze heures tout juste, elle oublie momentanément ses tracas en apercevant l'ancienne église de style néo-gothique convertie en salle de spectacle. Elle est loin de se douter qu'elle établit en ce moment-même un étrange lien avec Jhano: en effet, le «parc de l'Anglicane», nommé officiellement Parc Capitaine-Bernier, du nom du Capitaine Joseph-Elzéar Bernier, rappelle au lecteur instruit l'histoire de ce navigateur qui explora l'arctique et prit possession, au nom du Canada, de toutes les îles septentrionales du continent de glace. Or, il s'avère que le nom de ce marin, souvent écrit plus simplement «J.E. Bernier», fait penser, quand on a vraiment envie d'y penser et qu'on a que ça à faire, à celui d'un certain «Jehan Bernier», chevalier français du XIVe siècle, prévôt de Paris qui avait été nommé «souverain informateur des Eaux et Forêts du royaume» par le roi Charles V. Cette nomination avait obligé Jehan Bernier à acheter un manoir, en 1368, qu'il transforma en château-fort entouré d'un fossé d'eau. Le nom de ce château? Rambouillet! C'est probablement à cause du rapprochement entre le nom du parc de son rendez-vous et celui des moutons de Jhano que Sophie s'est mise à penser à lui, à son insu, la pauvre…

Son «rendez-vous» n'étant pas à l'heure, elle s'assied dans l'herbe, sort le livre qu'elle traîne avec elle ces temps-ci dans son sac, un ouvrage sur le peintre Monet et le musée Marmottan qui lui est consacré, et se met à le parcourir distraitement du coin de l'œil, s'arrêtant plus longuement devant la petite reproduction du tableau intitulé «Nymphéas», pendant que de l'autre œil, elle s'endort légèrement, des suites du repas copieux qu'elle s'est payé il y a à peine une heure, de l'autre côté du fleuve, à deux pas du château, faisant fi, mais si peu, de la ligne de ses jolies cuisses et de son visage de nymphe urbaine qui plaît tant aux passants.




*      *      *

Jhano ne tenait plus en place!… 13:59…  Comment ferait-il pour patienter jusqu'à la nuit noire!… Et ces nuages qui commençaient à s'amasser en mousse épaisse de plus en plus envahissante, crème céleste fouettée par les coups de vent et se gonflant jusqu'aux horizons… S'il fallait!…  Non non!… Ne pas penser à cela!…  Ils se dissiperont!… Sinon, c'est la catastrophe!…  Ne tenant plus en place, Jhano décida d'aller marcher!… C'était son remède préféré!… Sa thérapie absolue!… Le seul moyen de se calmer!… La seule solution quand il n'en pouvait plus!… Il ordonna donc à Novo de veiller sur les Rambouillet… Parce que sur le chemin du rang, il allait toujours seul depuis le jour où Novo faillit se faire écraser par une Jeep à quatre roues débiles!…

 

La fréquence des brusques coups de vent augmentait de minute en minute!… Jhano marchait depuis une éternité… Il consultait sa montre à peu près toutes les 4 minutes… La dernière fois, il était 14:14… Là-haut, d'inconséquents strato-cumulus se mariaient et divorçaient sans cesse… Il faisait chaud tout de même… Une des plus belles journées de l'été 2001!… Jhano, d'un pas athlétique, ambitieux et habitué,  montait et descendait les grands monticules de la vallée… Parfois, quand la rivière venait flirter avec le chemin poussiéreux, il se surprenait à ne plus penser, hypnotisé qu'il était par le chant monotone des rapides… Et c'est ainsi qu'au creux d'un vallon, il n'entendit pas arriver cette Jeep endiablée qui surgit tout à coup du sommet de la butte et qui la dévala en trombe hystérique, le frôlant de si près qu'il perdit pied et tomba dans la rivière!…

Il vécut la plus formidable poussée d'adrénaline qu'il avait été donné de vivre à un humain depuis, oh, qu'un fermier irakien était tombé face à face avec un yak évadé du Tibet et errant dans les rues de Mossoul, il y avait de cela maintenant un bon huit dixièmes de secondes bien tassés. «Maudit malade!» se dit-il, les jambes molles comme le non moins délicieux fromage du voisin, en regardant la Jeep qui s'éloignait avec un rictus de satisfaction non dissimulée sur son pare-chocs arrière où on pouvait d'ailleurs lire «My Other Car is a Jeep», ce qui prouvait hors de tout doute raisonnable que le conducteur s'était trompé de véhicule en apposant son autocollant et qu'il n'avait donc pas tout son esprit.




*      *      *

Sophie était aux anges: le monde tournait autour d'eux, autour du parc, et elle semblait ne jamais avoir assez des longs baisers qu'elle échangeait avec cet Américain de passage qui l'avait sauvagement draguée la veille devant la statue de René Lévesque, sur la promenade des Premiers Ministres qui parcourait le terrain du Parlement. La conversation avait commencé par une remarque sur les mains de l'ex-premier ministre, et l'homme avait fait remarquer dans un français très approximatif, pour ne pas dire à la limite du compréhensible, que même si la tête pouvait être réussie, rien ne prouvait que ces mains n'étaient pas plutôt celles du sculpteur, ne serait-ce que parce qu'elles étaient curieusement assez massives pour un homme si petit dont la statue était à l'échelle, par surcroît (l'hiver précédent, la neige l'avait couvert jusqu'au cou!) Sophie avait fini par poursuivre la conversation dans son anglais académique un peu rouillé, mais en meilleur état que le français de l'Américain qui lui avait plu immédiatement à cause d'un je-ne-sais-quoi, puis de quelques éléments précis au fur et à mesure que la séduction réciproque et évidente s'était enclenchée.




*      *      *

Jhano consulta sa montre. Selon cette dernière, qui était à l'épreuve de l'eau vive, en anglais derrière le boîtier, il était 14:13… Mais voyons!?!?!, cria Jhano tout haut dans le sous-bois, les deux pieds dans l'eau… Puis il s'évanouit à nouveau sous le regard lointain mais très vif d'une grosse marmotte qui se tenait tapie dans un spectaculaire rayon de soleil au bord du même ruisseau…


*      *      *

C'est durant le quatrième baiser, encore plus frétillant dans les profondeurs caraïbes, que Sophie se met à réfléchir au sujet du temps… «Voyons donc, se dit-elle, j'étais en retard au rendez-vous avec mon langoureux exotique, tantôt, c'est sûr!… Je me rappelle bien!… En gravissant l'escalier, j'espérais si fort qu'il ne soit pas fâché!… Pourquoi m'a-t-il dit, en arrivant, I'm so happy that you came early too?!?… Et moi qui me réjouissais à l'idée que c'est lui qui était en retard!… Mais je me rappelle maintenant que ma montre n'indiquait que 13:55 quand je suis arrivée au parc!… Je ne me suis pas posé de question!… Probablement à cause de cette Nadia qui m'a regardée arriver avec ses yeux si étranges!… Et quand Tom est arrivé, ça faisait pas mal longtemps que j'essayais de démêler les propos décousus de cette inconnue!… Elle me faisait penser tout le temps à mon pauvre Jhano!… J'ai discuté au moins pendant une demi-heure avec cette folle des étoiles avant que Tom arrive!… Donc là…» Sophie interrompt l'aquatique baiser et consulte sa montre toute neuve «Cirque du Soleil At Bellagio» que sa mère lui avait offerte à son retour de voyage l'hiver dernier. La pauvre circuiterie bon marché mais néanmoins très-absolument infaillible n'indique, malgré sa très-grande volonté de bon sens quotidien, que 14:13… L'Américain embrasseur attrape de justesse la belle Sophie qui faiblit tout à coup devant le regard ahuri de l'arrière-petit-fils du dernier Prédicateur de l'Anglicane, assis à la table de pique-nique voisine, qui passe son temps à regarder sa montre en souriant et qui ne mange pas la deuxième moitié de son sandwich!…




*      *      *

La marmotte, nièce consanguine de Charlotte, vint renifler Jhano, pris dans un rêve étrangement normal où il marchait dans les rues de San Francisco avec un walkman qui jouait du silence à tue-tête pour couvrir les bruits extérieurs, et Jhano dut se résigner à sortir de sa micro-léthargie. Heureusement qu'il y avait ce soleil fabuleux qui allait peut-être sécher ses chaussures sur le chemin du retour! Il fut suivi à distance par la nièce marmotte.

Soudain, il entendit de loin une moto approcher. Il appréhendait les quelques secondes d'enfer sonore que ses pauvres oreilles de fermier allaient vivre, et il s'arrêta net, échangeant au passage un regard d'une intensité mal appréciée avec la marmotte. On ne sait si elle sentait les vibrations de la moto dans la route de gravier, mais toujours est-il qu'elle détourna les yeux de ceux de Jhano et regarda s'approcher le petit mur de poussière qui suivait la moto avec une appréhension qu'elle seule pouvait exprimer. Dans un soubresaut de témérité mal placée, elle se jeta en travers de la route, juste à temps pour que le conducteur de la moto ne puisse pas freiner ou au moins l'éviter, et ce dernier, plutôt que de passer dessus directement, commença par faire une manœuvre perdue d'avance pour éviter l'hirsute bête. Il n'eut qu'un bref moment pour comprendre que son entreprise était vaine, et il passa sur la marmotte, qui ne bougea pas d'un poil, en tenant les poignées de façon si faible qu'une fois de l'autre côté, comme s'il avait franchi un canyon tel un Evil Knievel de mauvais goût, il perdit le contrôle de sa machine lamentablement et alla valser dans un regroupement de bottes de foin qui avait déjà servi à quelques autres conducteurs de motos, ainsi qu'à d'autres sortes de monture. La marmotte en fut quitte pour quelques contusions sans conséquence, mais le conducteur inconséquent perdit son emploi dans la semaine qui suivit, et se recycla en vendeur d'assurances sous pression.

Jhano éprouva d'un coup un profond sentiment de reconnaissance pour toutes les marmottes du canton!… Sa montre avait beau s'obstiner effrontément à 14:14, il ne pouvait s'empêcher de se répéter mentalement et avec une joie féroce les jolis arguments qu'il servirait à la belle Sophie lorsqu'il la confronterait inévitablement à ce sujet!… Et tout en y réfléchissant bien ainsi, il s'approcha de l'animal et le souleva délicatement pour l'emporter et le soigner. Je ferai cette bonne action pour passer le temps jusqu'à cette nuit, se disait-il, en cheminant à rebrousse poil avec la marmotte étourdie… Mais d'où lui venait donc tout à coup ce vague sentiment de ne rien faire… cette troublante immobilité de l'esprit malgré les gestes pourtant posés et examinés… cette étrange suspension de l'âme malgré les incessants mouvements du corps?…




*      *      *

Tom fait quelques pas avec Sophie dans ses bras, presqu'exclusivement pour s'éloigner de l'adolescent bizarre et moqueur… Il dépose Sophie sur le gazon, au pied d'un gros hêtre. Tom n'est pas très brillant ni même un peu lumineux de sa personne. Il ne se sent pas à l'aise sur le moment et il ne sait pas pourquoi. Dans le gros arbre gris et vert, trente-deux mésanges restent muettes en le regardant, mais ce n'est pas pour une raison qu'on peut imaginer aisément, comme par exemple, qu'elles auraient le bec cloué par le charisme du bel américain. Non non non. Impossible. Mais pourquoi donc ce silence incompréhensible de la part de volatiles habituellement si volubiles?… Si on pouvait lire dans la pensée de ces derniers, on entendrait qu'ils se posent entre autre les questions suivantes: Pourquoi ce soleil si quotidien commence-t-il maintenant à déserter sa routine et à figer les ombres sous le feuillage?… Et pourquoi les cris et les pleurs de ce bébé, là-bas sur le banc, augmentent-ils au fur et à mesure que cette vieille dame, son arrière-grand-mère sans doute, lui chante, en le berçant obstinément, «À Québec au clair de lune… comme il fait bon…»?…

Et comme il croit qu'il commence à peine à s'habituer à ce silence, il écarquille les yeux en percevant de toute évidence un silence encore plus lourd peser sur le précédent, comme pour lui prouver que son père est plus fort que le sien, à moins que ce ne soit l'inverse. Comme s'il pouvait distinguer ce silence encore plus, il s'arrête de respirer comme il peut. Quelque part en arrière-plan, comme émanant d'une vieille cassette usée sur un mauvais magnétophone, il croit enfin entendre le son le plus bienvenu de sa vie, une sorte de bruit grave rappelant le déblocage impromptu d'une toilette en pleine nuit, à la campagne, sous un ciel sans nuages.




*      *      *

Jhano, sans le savoir, écarquilla les yeux en même temps que Tom, dénudant ses iris pour les exposer poétiquement à la lumière de l'après-midi. Le vent s'était tu. Les blés étaient étonnamment, que dis-je, incroyablement immobiles, et il se dit qu'il n'avait jamais vu le chemin dans un tel état, pas même le jour où il avait marché le long du chemin et qu'il s'était rappelé avec un sourire béat le premier baiser qu'il avait échangé avec Sophie, au bas de l'escalier du collège, en étant si intensément concentré dans son souvenir que toute la campagne avait parue figée devant ses yeux, comme s'il était prisonnier de son esprit derrière l'écran translucide de ses pupilles amoureuses. Le moment était si étrange qu'il regarda sa montre dans le but de se souvenir de cette heure au moment où il écrirait son journal astronomique, en fin de soirée, question d'étudier le phénomène ou d'en discuter avec Jack, s'il avait ressenti la même chose au même moment. Or, à ce moment très précis, s'il avait été assis, il en serait tombé en bas de sa chaise. Sa montre, inexplicablement, marquait 14:13!!

Jhano se mit à courir!… Comme si le temps pressait!… Pourtant, se disait-il… Mais il courait comme un paniqué!… D'ailleurs, il l'était!… De plus, il lui tardait de rejoindre son fidèle compagnon!… Novo!… La sueur saturait ses sourcils et de grosses gouttes venaient lui brûler les yeux!… Une lumière flamboyante surgissant du ruisseau à contre courant de sa course venait l'éblouir sur la droite!… La marmotte, toute tendue par les soubresauts, lui mordillait le nombril au travers de sa chemise détrempée!… Il était encore pas mal loin de la grange quand il aperçut le monticule!… Les blés, immobiles dans son champ de vision comprimé d'angoisse, vinrent soudain lui enserrer les ouïes!… Le monticule sur lequel il avait tantôt dormi était maintenant au moins deux fois plus élevé et une femme s'y tenait debout, menaçante et superbe!… Bien qu'il fût encore trop éloigné pour l'identifier, Jhano chuchota pourtant le nom de Nadia avec dans la gorge un doux râlement de résignation mêlée d'épouvante!… Aussitôt qu'il aperçut (ou qu'il huma) son maître, Novo, qui tournait comme une toupie affolée autour du monticule assiégé, se mit à aboyer avec hystérie en accourant vers Jhano!…




*      *      *

La belle Sophie évanouie n'entend pas les propos lancés au hasard par cet ambassadeur chilien, habillé de neuf, avec une cravate bien malgré elle odorante et colorée, qui s'approche du gros hêtre en titubant et en répétant pour la MCLXXIe fois une extravagante et comique mésaventure!… Il s'agit de celle d'un sommelier-cosmonaute qui avait parcouru la galaxie en long, en large et d'autres manières tout à fait incompréhensibles, à la recherche de crus inconnus, et qui en trouva un très commercialisable au retour de son long périple, tout près d'ici, sur Obéron (excellent, d'ailleurs, à condition que celui-ci soit gardé en tonneau le plus longtemps possible lors d'une suspension du temps, quelle qu'en soit la non-durée!). Tom, lui, écoute l'histoire qui le berce, le rassure et le fait rire!… Jusqu'au moment où le diplomate sud-américain, apparemment ivre ou dément, affirme tout à coup dans un fracas guttural épouvantable et agrémenté de postillons hyper-dynamiques qu'il faut se méfier, que ce vin est empoisonné, que la maladie destructrice se répandra, qu'il s'agit d'une conspiration au moins millénaire!…

Quel étrange bonhomme! se dit Tom en le regardant s'éloigner et continuer ses histoires de conspiration, les décrivant le plus doctement du monde aux feuilles du hêtre centenaire qui contemple la cour arrière de l'église-salle-de-spectacle. Malgré le fait que sa voix s'éloigne, elle garde ses accents teintés d'une douce folie, tout juste à côté de la ligne conventionnelle de santé mentale proposée tacitement par le vulgum pecus dans cette condescendance conservatrice propre à ceux qui croient savoir. Et pourtant, Tom est troublé. Encore sous le choc de l'épais silence péniblement brisé quelques instants auparavant, il voudrait se laisser aller dans la théorie de l'ambassadeur. Il a l'impression que le cravaté lunatique a raison, sans trop savoir pourquoi.

Mais il a tout juste le temps d'apprivoiser ce malaise lorsque Sophie commence à reprendre ses esprits. Aussitôt, le parfum de la belle semble reprendre vie avec elle, et il en inspire tout ce qu'il peut. La fragrance emplit ses veines avec cet effet enivrant qu'il reconnaît aussitôt et dont il ne se lasse pas, effet probablement calculé en laboratoire mais pourtant diablement efficace! Malgré leurs baisers de tout à l'heure, si récents, il n'a qu'une envie : embrasser Sophie encore, sentir sa joue contre ses lèvres, voir encore ce séduisant sourire apparaître sur sa bouche au moment où elle s'approche, les yeux à demi fermés mais pleins du même sourire enveloppant qui le fait chavirer. Sophie ouvre les yeux… et l'ambassadeur revient à la charge après avoir converti un écureuil à sa cause, il en est convaincu. Tom, encore un peu gaga, tente tant bien que mal d'écouter ce que le chilien lui dit, et il finit enfin par comprendre ce qui le rendait mal à l'aise depuis tout à l'heure : l'ambassadeur a l'extrémité gauche de sa moustache qui pointe subtilement vers le haut, alors que celle de droite pointe vers le bas. Il faut vraiment l'observer attentivement pour le remarquer, mais une fois que Tom s'en aperçoit, il ne voit plus que ça, et la seule explication logique qui point à son esprit encore embrouillé par le parfum, c'est que l'ambassadeur doit forcément être un membre important d'une société secrète dont il n'ose imaginer les desseins!

Profitant du fait que l'illuminé convertisseur de mammifères glandeurs accroche ses propos passionnés entre deux branches fort habitées, Tom glisse à l'oreille de la belle Sophie quelques mots relativement à son analyse physionomique, avec pour seul résultat de provoquer chez sa jeune très-embrassable amie un fou rire si diablement contagieux, que jusqu'au traversier, stagnant niaiseusement au beau milieu du St-Laurent, on entend fuser l'hilarité multiple de tous ces pique-niqueurs, à l'exception, bien sûr, de Tom qui regarde sa montre avec un air stupéfait de se demander quelque chose de très interrogateur, à son tour, enfin!




*      *      *

Novo se jeta sur son maître comme un affolé, jappant, haletant, bavant, la queue rentrée sous lui jusqu'au menton, essayant de monter sur les épaules de Jhano, se roulant par terre en braillant, pissant partout, etc. Jhano fixait la fille Nadia debout, immobile, sur le monticule. Les blés valsaient au ralenti. Novo se coucha tout à coup aux pieds de Jhano, tranquille. Jhano tenait toujours la marmotte. Silence. Même le vent se taisait. Pour la première fois depuis la nuit dernière, Jhano ne pensait même plus à Obéron.

Le silence était tellement lourd et profond que Jhano entendit son propre pouls dans ses oreilles. Littéralement subjugué par Nadia, le souffle coupé par cet inexplicable revirement du temps, il avait l'impression de ne plus rien savoir, de n'avoir jamais rien appris, d'être frappé d'amnésie, de ne plus rien reconnaître autour de lui, sauf elle, au regard sombre comme une nuit d'automne, dégageant autour d'elle une aura de tempête malgré le ciel tout bleu qui se dessinait derrière elle, au-dessus des blés paralysés.

Elle fit un pas en avant. Jhano sursauta et Novo tressaillit. Tous deux furent pétrifiés par la peur devant cette fille entourée de ténèbres malgré le soleil de ce bel après-midi. Elle avançait vers eux, solennelle, terrifiante, et ses yeux noirs semblaient tout connaître, tout accuser, tout assassiner. Que voulait-elle? Jhano sentait son coeur marteler sa poitrine avec force, son front ruisseler de sueur, sa mâchoire se serrer au point où il en avait mal aux dents. Elle était là, à quelques mètres, elle s'approchait, et lorsqu'elle fut devant lui, ses yeux scrutant le fond de ceux de Jhano avec douleur, elle posa une main sur son épaule. Immédiatement, il eut l'impression que son sang venait de figer dans ses veines, refroidi par une troublante énergie contre laquelle il était totalement impuissant.




*      *      *

-Quelle heure as-tu sur ta montre? demande Tom à la belle Sophie toujours engourdie.

Elle baille longement, lève son précieux et mignon petit poignet gauche pour consulter l'autre petit bijou.

-14:12

-Moi j'ai 14:13

-Ben... ta montre avance, répond Sophie, avec innocence et nonchalance.

-Cet homme qui parle sans arrêt...

-Y est drôle!... Y m'fait penser à Nadia!...

-Nadia?...

-Une fille bizarre qui est venue me parler avant qu't'arrives, parce que t'étais en retard.

-Mais non, j'étais en avance, répond Tom avec étonnement, consultant à nouveau sa montre, l'air tout ahuri. Et il ajoute:

-Ma montre est arrêtée!

Sophie regarde à nouveau la sienne et demande:

-Quelle heure que t'as?

-14:13!

Sophie le regarde en souriant tristement et lui dit:

-E'est pas arrêtée, a'r'tarde, maintenant, c'est tout.

Tom regarde encore un peu sa montre en clignant des yeux, puis ramène son regard vers ceux de Sophie, puis vers le singulièrement cravaté qui n'a jamais cessé son funambulesque bavardage. Il demande à Sophie:

-Pourquoi as-tu ri de moi, tantôt?...

-J'riais pas de toi. J'riais d'la moustache du bonhomme!... C'tait drôle la manière que tu...

Elle s'arrête brusquement, les yeux tout à coup très ronds, fixés au pied de l'arbre HLM pour des pinottes.

-Quoi? demande Tom.

-Jhano... la marmotte... J'aurais pas dû parler d'marmotte...

-Quelle marmotte?... demande Tom, complètement mystifié.

-Jhano, mon ex-compagnon, y'est t'un peu bizarre, comme cette Nadia, tantôt... Toujours dans ses étoiles avec son maudit téléscope!... Y s'occupait presque pus d'moi... Combien d'fois j'l'ai menacé de partir si y sortait pas des nuages!... Chaque fois, y réussissait à m'faire r'tomber dans ses bras... Mais ça r'commençait toujours, pis au début du mois d'août, j'y ai dit que j'y donnais jusqu'à ma fête, en septembre, pour sortir des nuages!... Pis, un beau matin, y a une dizaine de jours, j'me suis réveillée toute seule dans l'lit. Novo, notr' chien, jappait sans arrêt!... J'me suis l'vée pis j'ai couru vers la grange!... Novo était en bas pis y jappait en direction d'la tour!...

-La tour?...

-Oui, la tour. C'est comme ça que Jhano appelle son observatoire sous l'toit d'la grange. J'suis montée, pis Jhano était endormi par terre avec une marmotte dans ses bras!...

Tom la regarde en inclinant la tête avec un air encore plus interrogateur que celui de l'écureuil converti devant l'ambassadeur exalté.

-Je l'sais ben qu'c'est pas si grave, reprend la belle. Jhano adore les animaux... mais j'sais pas... j'me suis sentie trahie!... C't'ait la troisième nuit qu'y dormait pas avec moi!... J'ai boudé toute la journée... On s'est même pas parlés au souper!... Y'avait l'air parti dans lune, comme d'habitude!... Vers la fin d'la soirée, y tournait en rond... y attendait la NOIRCEUR!!!... Fait que j'me suis dépêchée à faire ma valise sans qu'y s'en aperçoive, pis j'ai foutu l'camp!... J'en pouvais pus, tu comprends!... Pis avant d'partir, j'y ai écrit un p'tit mot sur un bout d'papier... Pis je r'grette d'avoir parlé d'marmotte!... j'me trouve méchante... Pis j'trouve que j'ai peut-être été un peu loin... Quand je r'pense à c'que j'ai écrit, y m'semble que ça a ni queue ni tête!... J'étais folle enragée!... Pis surtout, j'aurais pas dû le traiter de lunatique!...

-Est-ce que c'est trop indiscret de te demander ce que tu as écrit?... Parce que là, c'est franchement intriguant...

Sophie regarde Tom en silence, puis après un intervalle indicible, inestimable, incalculable et incompréhensible, elle cite sans hésiter:

-"Fonce vers ta tour d'ivoire! Enterre-toi avec ta marmotte! Tout s'effondre et bien avant septembre, lunatique!"




*      *      *

Jhano ressentait à la fois une joie très vive et toute l'horreur de la mort!... Il tremblait comme une feuille!...

-Na-dia?... Tu... tu...

La femme enleva sa main de l'épaule de Jhano et se mit à lui parler avec une voix très étrange et envoûtante qui le figea et apaisa son angoisse:

-Je ne suis pas Nadia. Nadia est bien morte et enterrée. Mais c'est grâce à toi que je suis venue et j'ai pris cette apparence pour que tu n'aie pas peur de moi. Une de mes soeurs est arrivée avant moi. Elle a rempli sa part de la mission et quand j'aurai rempli la mienne, je dois la ramener. Tu ne peux plus parler, mais je lis les questions dans tes pensées. Je suis venue pour fixer le jour. De graves événements se préparent un peu partout. Les trois hommes que tu a tués malgré toi, ce matin, ne sont pas morts en réalité. Ils seront recylés. Ils présenteront une grande menace. Je viens d'arrêter le cours du temps, mais je l'ai fait trop brusquement. Il oscille maintenant, avant-après-avant-après. Il n'arrive pas à se fixer. Certaines personnes en sont profondément affectées. D'autres en profitent. Méfie-toi de ton voisin!... Aussi, je viens de parler à Sophie. J'ai essayé de lui expliquer, pour qu'elle revienne. Inutile, elle m'a prise pour une folle. C'est catastrophique, car sans le savoir, elle est indicatrice!... Mais nous ne tirerons jamais rien d'elle. Je sais qu'avant de te quitter, elle t'a écrit quelque chose, mais tu as détruit ce message. Elle a sûrement parlé de ma soeur. Mais qu'y avait-il d'autre?... Tâche de te rappeler, c'est très important!...

Avec le temps au beau fixe, Jhano avait encore plus de difficultés à assimiler toutes ces informations. C'était trop et c'était trop rapide. Il en était à se demander si tout ce qui était en train de lui arriver était la conséquence de son observation astronomique de la veille, ou si cela se serait passé différemment eût-il choisi d'aller se coucher plus tôt pour être mieux éveillé aujourd'hui. Une chose était sûre: il avait mal dormi, exalté par sa découverte, et c'est ce qui expliquait sans doute son petit somme impromptu à l'ombre du début de cet après-midi fertile, pas d'un point de vue d'agriculteur peut-être, mais certainement du point de vue du lecteur qui n'aura aucune peine à affirmer qu'il s'en passe des choses depuis à peine une heure, ce à quoi nous n'oserons pas opposer quelque argument que ce soit, étant donné que nous sommes entièrement d'accord avec le lecteur, d'une part, mais que d'autre part il est évidemment impossible de tenir une conversation qui dure plus d'une réplique avec le dit lecteur, étant donné l'évidence à sens unique de ce moyen de communication qui n'encourage pas l'échange d'idées, à notre grand désarroi, de temps en temps!

L'esprit troublé et en guimauve, Jhano tentait de mettre de l'ordre dans ce que la non-Nadia venait de lui dire, sans savoir, ce qui lui aurait évité de dépenser de précieuses calories cérébrales, qu'il n'y avait pas d'ordre parce que tout était irrémédiablement en parallèle. Dans sa tête, les images s'embrouillaient comme lorsqu'un gamin piétine le fond d'un lac pour faire lever le sable en suspension dans l'eau, avant de se faire attaquer par une méduse qui profite justement de l'opacité de l'eau pour donner au gamin une bonne leçon et surtout lui enlever le goût pendant des mois de remettre ne serait-ce que le gros orteil dans un lac. Jhano ne se fit évidemment pas attaquer par une méduse, mais les phrases de la non-Nadia avaient le même effet d'engourdissement, et lorsque ses idées s'éclaircirent peu à peu, alternant tour à tour entre Sophie, Télésphore, Simon, Gontran et Séverin, il se mit enfin à comprendre de plus en plus ce que l'énigmatique visiteuse venait de lui dire, et des mots arrivèrent à ses lèvres, de plus en plus clairs, comme s'ils se formaient d'un écho inversé... la marmotte... la marmotte... la marmotte...

«La marmotte, finit-il par articuler machinalement. Elle a parlé de la marmotte.»

À ce moment-ci, nous vous demandons, chère lectrice, cher lecteur, de bien vouloir, dès la fin de la présente phrase, interrompre votre lecture à vue et visualiser le plus nettement possible dans votre esprit une très charmante marmotte adulte, à fourrure brun-gris et de taille moyenne, en train de se baigner sur le dos, sourire au museau, dans le ruisseau longeant le rang onze, à la limite du champ de blé, rêvassant et admirant les grands mélèzes immobiles qui bordent majestueusement l'entrée du bois en bande de douze et, de grâce, que votre méditation dure au moins une bonne minute intensive, afin que vous soyez bien en mesure de réaliser toute la portée d'une telle insouciance dans cet instant précis et figé de l'histoire... ... ... C'est fait?... Bien. Maintenant, sachez que si vous étiez là, au bord de ce ruisseau, que vous posiez la question à cette marmotte et qu'elle puisse réellement parler, elle vous dirait certainement que vous la dérangez, qu'elle n'en a aucune espèce d'idée et que d'ailleurs, elle se fout pas mal de l'heure qu'il est!...




*      *      *

Ginette, la désemparée et un peu trop enveloppée maman de Sophie, arrive toute haletante à la dernière quinzaine de marches de cet interminable escalier qui la mène là-haut, rue St-Jean. Elle s'en va voir son coiffeur, le beau Rhéaume. Son ascension enfin terminée, elle regarde en bas, comme d'habitude, d'un air sceptique. A-t-elle vraiment encore monté tout ça?... Tant pis!... Tant mieux!... Elle s'en fout!... Elle s'en va, en se dandinant, sur le trottoir ensoleillé... De temps en temps, elle regarde sa montre d'un air perplexe... A-t-elle vraiment gravi l'escalier en si peu de temps?... Tant pis!... Tant mieux... Elle s'en fout!... D'habitude elle est toujours en retard à son rendez-vous!...

Arrivée chez le coiffeur, c'est une scène plutôt loufoque qui l'attend: sa soeur Lise est assise sur une chaise, les cheveux d'un jaune moutarde qui lui rappelle momentanément son voyage de noces en Provence, le regard hébété d'un enfant à qui on vient d'essayer d'expliquer les dernières théories de l'astrobiologie ovine. Ginette pouffe de rire. Rhéaume ne sait plus où se mettre et il est complètement découragé.

- Tabarnouche de sans dessin! s'exclame-t-il à propos de lui-même en gesticulant comme un coiffeur québécois qui vient de rater sa teinture. Câline d'épais! Espèce de twit! Maudit niaiseux! Beau cave! Kessé que j'vas faire avec une moppe jaune de même?

- Heille! lance Lise, Sois poli! Chu là, tsé!

- Ben excuse-moé, Lise, là, mais t'as l'air d'une moppe jaune pis c'est d'ma faute, faque j'm'aime pas ben gros en c'moment!

- Ben oui mais qu'est-ce qui s'est passé au juste?

- Je l'sais pas, j'comprends rien!

Rhéaume c'est le patron, et on peut lire, dans sa vitrine encombrée d'environ 131 bouteilles aux couleurs irritantes, «Amplemisemplie»... Ses deux sensuelles et réjouissantes employées, Claude et Germain, sont présentement tout autant déconcertées que Rhéaume derrière les têtes respectives de leurs deux clientes apparemment aux anges d'arriver ainsi comme un cheveu sur l'arc-en-ciel!... Il y en a donc une jaune rehaussante moutarde, une bleue majestueusement royale et une rouge pompier de toute urgence!... Et bien que depuis un bon moment elle soit en avance sur l'heure de son rendez-vous, Ginette commence à s'impatienter vivement derrière sa soeur qui ne tarit pas de clins d'oeil lubriques au miroir depuis... heu... un certain temps... Et de l'autre côté de la rue, à l'ombre d'un érable époumoné, devant la porte d'entrée principale d'un petit mais très orgueilleux édifice officiel, une commis-minute, un concierge-horloger, une conseillère en emploi du temps, une afficheuse d'horaires et un politicien temporisateur ressemblent de plus en plus à un quintet de fantômes bavards au teint verdâtre errant sans autre but que de tousser périodiquement et en cadence dans les nuées stagnantes de leurs troisièmes respectives cigarettes king size à bout filtre!...




*      *      *

À l'évocation de la marmotte, Nadia devint furieuse!... Elle posa ses troublants yeux noirs sur celle que Jhano tenait tendrement contre son ventre... Elle sut tout de suite que ce n'était pas la bonne personne!... Elle attrapa Jhano par le bras et l'entraîna en courant vers la lumière du ruisseau!... Réveillé en sursaut, Novo dégobilla en vitesse une sorte de gruau jaunâtre, puis s'empressa de rejoindre son maître en aboyant aux blés comme l'espèce d'enfant de chienne qu'il était, mais animé en plus d'une colère multicolore!...

Jhano avait du mal à la suivre. Elle semblait flotter à quelques millimètres du sol tout en le tirant avec une énergie hors du commun. Il maudissait Obéron, Sophie lui manquait, et il avait une soudaine envie de se retrouver le matin de son neuvième anniversaire, alors que sa mère avait fièrement encadré un tableau qu'il avait peint à l'école, représentant une vieille maison isolée sur le haut d'une colline ensoleillée par la lumière de midi, entourée de verts pâturages où des enfants jouaient avec toute l'innocence du monde. Sa mère avait accroché la peinture sur le mur du salon en ajoutant ces mots sur la bordure du cadre: Jhano l'a peint. Pourquoi ne pouvait-il pas retourner à ces jours d'insouciance?

Il sortit de sa rêverie lorsque Nadia cria d'une voix terrifiante: «Fiat Lux!» Ils étaient arrivés au bord du ruisseau, plus lumineux encore que tout à l'heure, et un faisceau de lumière se dressait précisément vers le zénith. Il leva la tête. Le soleil se dirigeait lentement vers un point tout blanc au milieu du bleu du ciel. L'estomac noué par l'angoisse, il jeta un coup d'oeil à sa montre qui reculait maintenant de façon très perceptible. D'ici quelques instants, il serait vraisemblablement midi, et Jhano n'avait pas envie de voir ça! Novo émit un curieux petit son aigu qui en disait long sur sa peur toute canine…




*      *      *

Devant les grands miroirs du très-chic Amplemisemplie, Claude, Germain et Réhaume dansent collés à trois sur une ritournelle franchement titubante des Talking Heads qui joue en indigestion de décibels distortionnés dans la petite et très-désuette radio du salon, tandis que les trois dames aux cheveux captivants se déhanchent en un strip-tease synchronisé de calibre olympique, ce qui donne à voir aux gens éberlués qui ont commencé à s'attrouper derrière la vitrine encombrée une bonne douzaine de fêtards grouillants, dégénérés et scandaleusement colorés, entre les mille et une bouteilles et canettes de shampoings, mousses, assouplisseurs, fixateurs, colorateurs, blanchisseurs et autres produits douloureusement poupouneurs aux effluves et teintes décidément écoeurantes!… « I get wild wild wild… wild gravity!…» Et juste au moment où le soleil reprend illégalement et impunément sa place bien au-dessus des têtes de la St-Jean sur rue, la populace, un peu partout sur les trottoirs, les automobilistes, les fumeurs en cachette, les itinérants échaudés, les sans-abri déchaussés, les chats, les chiens, les voyageurs en autobus, les touristes bien équipés de numériques, les hippies fort attardés et pathétiques, les gris fonctionnaires, les roses secrétaires, les policiers casqués à bâton, les pigeons fianteurs de pignons, les belles filles en robe de coton fleuri, les beaux gars en pantalon kaki, les fourmis besognant dans les fentes de trottoir, tous sans exception regardent leur montre avec des yeux étonnants comme des 2 piasses de pourboire, en se disant «mais ça va t'ête quand le happy hour, s'ti ?!?!?…»




*      *      *

À la table de pique-nique voisine de celle où la belle Sophie vient de citer ses trois phrases d'adieu à Jhano, l'arrière-petit-fils du dernier Prédicateur est en train de vomir son demi-sandwich à quelque chose en filets fluos alors qu'au même moment, un faisceau lumineux très éblouissant coule explosivement au beau milieu du parc, arrachant tout d'un coup de leurs montres respectives le regard de tous les pique-niqueurs ahuris!… Et Sophie, titubant entre les bras ramollis d'un Tom palpitant mais sans allure, émet le plus impressionnant soupir d'étonnement depuis le mien, la fois où j'appris le départ de V. de L. pour Hong Kong, et s'écrie tout à coup en voyant cela : « Novo?!!!???!!!?… »

Le Golden Retriever relève la tête et, sans l'ombre du soupçon d'un problème, sourit de toutes ses canines à la vue de la Sophie, là où se tenait il y a moins d'une seconde la troublante et sombre non-Nadia.  Il ne peut pas savoir que Sophie est censée être à Québec, et pas lui, mais nous, nous le savons, et cela nous trouble et nous fait douter de notre hygiène mentale.

Jhano, bouche bée, jette un coup d'oeil autour de lui, et voit bien tous ces arbres qui se sont substitués aux blés sans avertir.  Devant lui se tient Sophie, sidérée, qui a reconnu le chien avant de reconnaître son ancien amoureux.  Il reconnaît l'Anglicane, le parc, mais ne réussit pas a rassembler toutes les cellules grises nécessaires à la compréhension de la situation.

«Sophie!», s'écrie Jhano de toute urgence, avec un air étonnamment peu étonné, compte tenu de l'occurrence des circonstances et de son désarroi mental aggravé d'une velléité passagère de ne plus vouloir essayer de continuer à être le héros de cette histoire. «Te rappelles-tu du message que tu m'as écrit avant de partir, l'autre jour?!?

-Heu... ben... oui... oui oui!... Mais... quessé?... d'où tu... j'comprends pas, là...»

Autour d'eux, tous les pique-niqueurs, quand ils ne se regardent pas les uns les autres avec une incrédulité épidémique, regardent les deux nouveaux venus avec un ahurissement au beau fixe!...

«Écoute-moi bien, Sophie,» reprend Jhano, «j'suis aussi surpris que toi mais... j'peux juste te dire qu'y s'passe depuis hier soir des choses très bizarres en rapport avec des marmottes, pis qu'y faut absolument que tu m'dises pourquoi t'as parlé, dans ton message, d'une marmotte qui m'enterre avec de l'ivoire et qui tourne ensuite au vert foncé!...

-Quoi?!?!...

-Réfléchis, Sophie!... Essaie de t'rappeler, c'est ben important!...

-Non, Jhano, écoute-moi bien, là... j'veux pus être mêlée à tes histoires sans allure, qui ont ni queue ni tête...

-Justement!...» s'écrie Jhano en se prenant la tête avec deux mains, «Justement!...

-Justement quoi?!?...» lui demande alors une Sophie en perte de patience, comme une mère exaspérée qui tente de raisonner un jeune fils obsédé d'idées absurdes, ce qui la rend encore plus troublante et séduisante aux yeux de Tom qui imite depuis tantôt tous les autres, autour, qui n'en finissent plus de ne rien comprendre et de se demander l'heure à chaque minute inexistante.

«C'est pas ça qu'j'ai écrit pantoute!...», continue Sophie, «J't'ai trouvé couché dans ton grenier avec une marmotte, crisse!... S'cuse-moi de t'avoir traité de lunatique, mais...

-Les Marmottes Diurnes d'Obéron...» répond alors simplement Jhano, dont la réplique est immédiatement suivie d'un petit aboiement nerveux de Novo qui se met à harceler son ex-maîtresse avec de brusques coups de museau sur la hanche fleurie...

Puis Jhano, reprenant son calme, pose délicatement une main sur l'épaule de la belle et lui demande tout doucement, avec un regard qui en dit long sur ses sentiments distingués et sur sa solide résolution d'essayer de tout faire pour tenter de ne plus risquer de la tourmenter, «Est-ce que je pourrais utiliser ton ordi pour envoyer un email, SVP?...»




*      *      *

Sortant du bois, déambulant comme un trio synchro d'automates abrutis entre deux des douze grands mélèzes majestueux et immobiles, Simon, Séverin et Gontran, vraisemblablement animés et reliés les uns aux autres par un câble modulaire avec mini-prise 3,5 mm sortant par le côté de la veste de cuir noir hornée au dos de sept écussons disposés en étoile et qu'ils portaient tous les trois, se dirigeaient vers le ruisseau du rang onze, suivis de M. Tremblay qui faisait rouler à sa droite, à raison de 2 tours par seconde, un cerceau jaune fluo en plastique de 36 po de diamètre. La baigneuse les regarda venir un instant ou deux, puis elle sortit de l'eau et se secoua passionnément, mais avec dignité.

Les trois cousins se mirent à saliver machinalement et sourirent à la vue de la demoiselle. Elle avait beau s'être secouée avec dignité, elle leur avait donné à tous des idées que certains cercles plus conservateurs auraient considéré bien indignes. Trop occupés à zieuter les gouttes d'eau qui ruisselaient sur sa peau et son maillot, trop concentrés sur les courbes invitantes qui se multipliaient à chaque partie de son corps mouillé, le trio mit quelques instants avant de voir ses yeux qui n'avaient rien de chaleureux ni d'invitant. Mais elle était patiente, et elle attendit tout doucement que leur instinct animal fasse un peu de place à la politesse humaine. Lorsque enfin ils levèrent les yeux vers ceux de la baigneuse, ils restèrent figés sur place, et leurs pulsions toutes naturelles passèrent d'une intense chaleur à la froideur la plus totale. Devant eux, Nadia s'apprêtait à changer leur vie à tout jamais.




*      *      *

Sophie, Tom, Jhano et Novo marchent d'un pas décidé vers l'appartement de la belle. Intriguée davantage par le faisceau lumineux qui a parachuté Jhano et son chien devant eux que par sa requête trop cryptique pour être compréhensible, Sophie a décidé de laisser Jhano se servir de son ordinateur. Pas un mot n'a été échangé depuis qu'ils ont quitté le parc; Sophie se demande si elle ne s'est pas encore fait prendre dans une histoire dont elle sortira blessée, Tom se demande encore qui est cet extra-terrestre et son chien apparus devant eux et que Sophie a décidé de suivre, Jhano se demande si Sophie pense encore à lui lorsqu'elle s'endort, et Novo se demande quand est-ce qu'on mange.

Dans l'appartement, Sophie époussette sommairement le bureau en lisant une note qu'elle y avait laissée la veille, Tom tente d'improviser un repas convenable pour Novo, et Jhano ouvre sa boîte pour envoyer un message à Jack. Mais il y a un message de Jack dans la boîte de Jhano, de sorte que Novo, sous l'effet d'une anxiété rarement observée chez un chien convenable, lève le nez sur l'appétissant GainesBurger improvisé par Tom, se lève en appuyant ses pattes de devant sur le bureau, tasse un peu Sophie sur le côté et se met à faire semblant de lire avec Jhano :

Suppose-toi lisant la probable même heure_J'obtiens l'immobile dans mes aiguilles et ma prof en française vient une première fois au souper!_ Mon canard trop vitement je dénudais ses oranges de peau!_Impossible jour pour soleil couchant_Mystère partout mondial_Cousine Nimsaroul F. email-moi tantôt quand exaspère-lui le soirée-venue pour présentation prototype en téléguidage sur 737 pour beau-frère-lui en secrète mission sur un mois_J'attende plus capable pour lise ta email prochain!_Lumière-Obéron éclipse dans jour trop longue avec tête douloureuse sur excitation à deux main!_Ciao Jhano et dieu de god fait passe le PM au PC!_PS ma course de française achève avec satisfactions répétées chaque coup pour Esther!_Bingo!


*      *      *

Ce n'était certainement pas par pur hasard que les cousins étaient ainsi restaurés et Nadia avait maintenant bien hâte d'en finir avec cette mission sur une planète où il fallait à tout bout de champ se métamorphoser, cacher ses seins et se baigner!… Elle enleva donc ce maillot ridicule qu'elle lança au visage de Télesphore et reprit sa bien plus troublante forme obérienne pour s'adresser à ses motards de service…

«D'où je viens, dit-elle, on vous vénère tous les trois, et ça m'a toujours dérangé. Mais bon, je n'ai pas parcouru tout ce chemin pour vous dire que vous ne méritez pas l'attention de mes supérieurs. C'est leur problème.»

Simon, glacé et hagard, la regardait parler sans comprendre, pris d'un soudain étourdissement un peu tardif, en état de panique.

«Non.» s'entendit-il dire avec surprise. «Non, non, NON!»

Séverin, secoué par la vigueur des dénégations étonnantes de son cousin, se tourna vers Gontran, en train de compter sur ses doigts, perdu dans ses pensées.

«NOOOOON!! » cria Simon. Son visage était maintenant crispé en un mélange de colère et de peur.

À quelques dizaines de mètres derrière eux, l'ombre furtive de la marmotte se mouvait à pas de tortue dans leur direction...

Nadia, puisque nous nous plaisons à continuer de l'appeler ainsi (et encore plus maintenant qu'on l'a littéralement déshabillée toute nue en plein jour au bord d'un ruisseau quotidien), lança à sa complice un regard dédaigneux, mais néanmoins accompagné d'une communication télépathique sournoise et plutôt malpolie. Aussitôt, la marmotte traversa à toute vitesse le cerceau jaune pour sauter au ventre de Séverin et s'y enfouir proprement, sans douleurs ni éclaboussures. Séverin en fit tout de suite autant sur Gontran qui en fit autant, à son tour, sur Simon. Puis, Nadia ordonna à Télesphore d'aller chercher des macaronis au fromage.

Télesphore comprit très bien que Nadia voulait être seule avec Simon. Mais pourquoi?, se demandait-il… était-ce pour s'en débarrasser ou plutôt… pour s'en servir égoïstement?… Il avait bien remarqué, dans le voluptueux sourire de la belle obérienne, des dents luisantes de désir lorsqu'elle avisa la subite mutation de Simon… Les événements de cette interminable journée allaient-ils maintenant prendre une tournure sans retenue et provoquer à certains égards liés aux plaisirs interplanétaires d'importantes modifications dans la manière de s'envisager?… Quoi qu'il en fut, le cerceau jaune n'était dès lors plus d'aucune utilité et Télesphore le lança de toutes ses forces dans le champ de blé.

Il eut l'espace d'un instant une hallucination qui le figea sur place: lorsque le cerceau toucha le sol, tout le champ fut coloré de ce même jaune, et il eut l'impression d'avoir devant lui un océan de macaronis au fromage bon marché.  Tout cela dura moins d'une seconde, puis le champ retrouva ses couleurs champêtres.  Télésphore n'en fut pas moins saisi d'une violente envie de manger du cheddar.  Choqué par sa vision, il marcha vers la ferme en jetant toutes les deux secondes un regard nerveux vers les blés.  Ça ne tournait pas rond, tout ça.

Nadia, maintenant seule avec Simon/Gontran/Séverin/Charlotte, le(s) regarda droit dans les yeux et dit: «Enfin.» ou quelque chose qui ressemblait à ça (Simon/Gontran/Séverin/Charlotte n'en étai(en)t pas sûr(e)(s)).  Il ne restait plus maintenant qu'à régler le cas de Jhano.



*      *      *

Au même moment, évidemment, puisqu’il ne peut en être autrement, compte tenu des circonstances figées, un aveuglant cerceau de lumière surnaturelle, spectaculaire et obstinément jaune surgit autour de nos héros, dans l’appartement de Sophie, rendant soudainement tout à fait inintéressantes les nouvelles sportives de Tom à l’écran!… Car, osons dire un quart de seconde plus tard, nos amis se retrouvent dans une plaine désertique, gris foncé et sablonneuse au‑dessus de laquelle, dans un ciel crépusculaire, brillent timidement 5 astres apparemment sphériques dont l’un, beaucoup plus gros que les autres, triste, sombre, penché et très menaçant… Autour d’eux sont alignées en sept faisceaux s’étendant à perte de vue une multitude de marmottes immobiles et vigilantes… Nadia est là aussi, plantée comme une statue blanche, luisante et nue, en compagnie du non moins immobile mais très complexé Simon… Avec un air inquiet, elle observe un Novo anxieux qui s’approche d’elle avec l’air de chercher un poteau ou quelque chose… Personne ne parle encore, à cause d’une stupéfaction partagée et suspendue!… D’autant plus que l’assemblée réunie là compte également Claude, Germain, Rhéaume, Ginette, Lise, la cliente aux cheveux bleus, la cliente aux cheveux rouges, l’ambassadeur et l’arrière-petit-fils du dernier Prédicateur de l’Anglicane qui parle enfin le premier…

« Où est donc Télesphore?… », demande‑t‑il à Nadia…

« Les grilled‑cheese sont très difficiles à aplatir sur Obéron », lui répond aussitôt Nadia, ne lâchant pas des yeux Novo qui s’approche toujours en reniflant le sol…

« Compris… », répond l’arrière-petit-fils du dernier Prédicateur de l’Anglicane qui tourne sur 180 degrés pour voir apparaître soudainement devant lui et derrière les autres un arc gigantesque, lumineux et jaune surgissant du sol pour atteindre une hauteur d’au moins 10 m, un demi cercle parfait, planté là, émettant une puissante lumière pour créer un jour radieux dans cette plaine autrement sombre et désolée… À un signe tout à fait incompréhensible mais très‑très significatif de la Belle Nadia, tous se mirent à tourner autour de l’arc en esquissant d’étranges mouvements au ralenti…



*      *      *

Sur une terrasse ensoleillée de la rue St‑Jean, devant un petit parc où des personnes en santé font faire pipi à des chiens de luxe, un perpétuel et incorrigible buveur d’apéro examine avec un air ahuri la grande aiguille de sa montre‑bracelet qui s’est mise à reculer à raison de 1 minute par seconde environ, ce qui lui cause grand tourment en raison d’une récente résolution qu’il a prise dans un moment de sobriété partielle, temporaire et anxiogène d’avancer chaque jour de 5 minutes son happy hour quotidiennement prématuré…

Deux secondes/minutes à peine après s'être aperçu de l'étrange comportement de sa montre-bracelet, il entend une clameur grandir autour de lui. Les autres clients, et les quidams et garçons de table des alentours, ont les yeux fixés, qui sur leur montre, qui sur les horloges du coin, qui sur le ciel, le regard empreint d'une lourde incompréhension à la vue du soleil qui se déplace beaucoup trop vite, et vers l'est en plus! Tous regardent, incrédules, le disque de lumière jaune retourner résolument vers cet improbable horizon. Puis la foule lance un cri d'effroi lorsque la ville est plongée dans l'obscurité après quelques secondes de cet incroyable spectacle.

Silence.

À peine remis de leur choc, tous sursautent lorsque le soleil réapparaît soudainement à l'ouest, teinté d'un rouge qui tourne vite au jaune, traversant le ciel à toute vitesse avant de disparaître de nouveau, les laissant encore dans une noirceur qui ne dure cette fois-ci qu'environ trois secondes - si tant est que cette notion existe encore à ce point-là - puisque le cycle recommence après un instant, et de plus en plus vite, donnant d'abord aux environs des allures de discothèque infernale sous la lumière de stroboscopes hallucinants, avant que le trajet du soleil ne se fonde enfin qu'en une épaisse et lumineuse ligne jaune séparant le ciel en deux, éclairant bientôt la scène d'une clarté apparemment irréversible.

(la suite ici, bientôt, au fur et à mesure…)

©2001,2002, 2003, 2006
Jocelyn Gagnon et Gilles Beauregard


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